Y.Z Le voyage interdit
Dans son film, Le Voyage Interdit, Alger-Jérusalem, monté par Ziva Postec, la fée de l’image, Jean Pierre Lledo ne peut tout nous dire pour nous relater son parcours. Alors, pour compléter ce long métrage de 4 volets qui dure plus de onze heures, il lui a fallu ajouter un livre de 300 pages paru en octobre dernier aux éditions Les Provinciales. Ainsi, conseillé par ses amis, il devait écrire son histoire pour la partager.
Or, comme il le mentionne, il lui fallait découvrir l’incipit qui lui ouvrirait un chemin. Il le trouva dans le poème de Robert Frost1 qu’une amie lui avait offert.
«Deux routes bifurquaient dans un bois jaune
Et au regret de ne prendre les deux
Car voyageant seul, je suis resté longtemps
Les yeux fixés sur l’une des deux aussi loin que je le pouvais Jusqu’à un virage qui se perdait dans les broussailles…»
Dès les premières lignes, nous comprenons que l’inscription de son histoire personnelle ne peut être située que dans l’Histoire, principalement celle de l’Algérie avant et après son indépendance, son Algérie natale où, à son insu, sa judéité était niée. Se construisent alors un certain nombre de nœuds liés, très certainement, à son propre conditionnement social qui lui font considérer la nation israélienne comme étant une nation de colons. Cette vision lui provient essentiellement de son appartenance identitaire paternelle, espagnole et communiste. Par sa mère, il est Juif sépharade. Jean Pierre est né en 1947 à Tlemcen, il fut marié à une algérienne avec laquelle il eut deux enfants, Serge et Naouel.
Y.Z Le voyage interdit
Comprendre, analyser, voire défaire tous ces nœuds, lui a pris plus d’un demi siècle, lui qui décida, je dirai par fidélité nationaliste et filiale, de rester en Algérie tout ce temps c’est à dire jusqu’en 1993. Menacé de mort par les islamistes, il se résigne alors, à contrecœur, à aller vivre en France. Sans aucune complaisance, il analyse les rapports sociaux qui tissent la toile sur laquelle s’inscrivent, au fur et à mesure, ses innombrables interrogations, ses liens dits d’amitié, sa place dans ce pays qu’il considérait comme étant le sien. Pour lui, sans aucun doute, comme il l’écrit, «Accepter (Israël), n’était-ce pas rompre, définitivement, avec ce que je voulais encore considérer comme mon pays ?» Nous pourrions nous demander s’il n’avait pas eu peur de se retrouver seul à son retour d’Israël et de se faire lyncher par ses collègues algériens comme l’ont été d’autres avant lui. Une question se profile tout au long de son récit, «pourquoi ces incessants débats sur l’identité m’exaspèrent-ils autant ?», écrit-il. Avec lucidité, il chemine en nous entraînant sur une «une route que l’on emprunte le moins souvent». Somme toute, prend-t-il le risque de se dire, de nommer le pays dont le nom ne se prononce ni en Algérie, ni dans les groupes communistes. Israël est banni de son propre vocabulaire durant plus d’un demi-siècle.
C’est au travers de sa boîte à «outils dits communistes» c’est à dire une analyse s’inspirant d’une démarche dialectique, qu’il nous relate l’ensemble de son parcours, celui d’une «brebis égarée» qui retrouve l’adresse de sa Maison. Bien entendu, il lui a fallu tout d’abord comprendre les innombrables préjugés, représentations sociales, conditionnements subis notamment par son lien aux divers groupes communistes comme le PAGS, (Parti de l’Avant garde Socialiste), agissant comme des obstacles à la reconnaissance de sa judéité et à l’accès à la réalité. Il suffit de penser au massacre du 5 juillet 1962 à Oran pour se rendre compte que l’Algérie avait dejà changé de visage dès l’indépendance. Il n’est plus question de reconnaissance de l’altérité, l’Islam est institué comme
Y.Z Le voyage interdit
religion d’État en 19632. La théocratie s’installe. Ainsi, il n’était pas ou plus question de mentionner son identité de Juif algérien. Pourtant son oncle maternel, Maxime Attia, lui avait tendu une perche lorsqu’il avait fait son Aliyah en 1961, perche qu’il refusa en lui disant : je te rejoindrai «Seulement quand ce sera la Palestine…3 Et voilà que malgré tout cet enchevêtrement d’idées préconçues quant à Israël et au sionisme, la transmission maternelle l’éclabousse par un seul mot: Tchârbeb.4 Mot que sa mère employait essentiellement pour dire qu’une personne est désagréable. Elle ne lui a jamais dit sa provenance. Il la découvre lors d’un repas chez des amis à Jérusalem. Il comprend bien plus tard qu’en fait c’était Ticha Bé Av ! Ce jour de jeûne qui commémore la destruction du Temple de Jérusalem. De là, s’impose à lui l’idée de débuter son film au Kotel (au Mur occidental) en le dédiant à sa mère (z’l).
Dans la troisième partie de son livre, grâce à cette invitation en 2008 à participer au festival international de Jérusalem pour une projection de son film «Algérie, histoires à ne pas dire», film interdit en Algérie, se profilent, des germes de sa libération du premier préjugé, et non le moindre : le refus voire le rejet d’Israël. Et le voilà, foulant cette terre qu’il s’était interdite plus de 60 ans.
Ainsi, cette réalité qu’il nous décrit largement, avec minutie, témoigne du constat qu’il «est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé»5.
Yska Zaïda
Y.Z Le voyage interdit
Y.Z Le voyage interdit
1 Robert Frost, La route non empruntée Mountain Interval, 1916 cité p. 11
2 Cf. : L’article 2 du code de la nationalité
3 Jean Pierre Lledo, Le Voyage interdit, Alger-Jérusalem, Les Provinciales, 2020 p. 148 4 op cité p. 138
5 Albert Einstein, physicien juif (1879-1955), cité p. 171