Le romancier algérien Boualem Sansal bientôt au Festival International des Ecrivains de Jérusalem (13-18 Mai 2012)

(Texte publié par l’Agence de Presse MENA)

Boualem Sansal a donc été invité au Festival International de Jérusalem qui aura lieu dans ce magnifique quartier de Jérusalem, Mishkenot Sha’ananim, que l’on doit à l’infatigable Lord juif Montefiore, qui reçut l’autorisation des autorités ottomanes de le construire il y a deux siècles, dans les années 60, tant les Juifs vivaient jusque-là dans la plus grande misère, à quoi s’ajoutait l’humiliation du joug musulman. Quotidien qui alarma même Marx. Ce premier quartier juif construit en dehors de la Vieille Ville entourée de murailles, mais juste en face, peut être considéré en tous cas comme un signe architectural et urbanistique gros de tout le processus d’auto-émancipation des Juifs qui allait suivre, cette nouvelle ‘’sortie d’Egypte’’, jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948.

Quand on est un citoyen d’un pays arabe et musulman, dire qu’arriver à Jérusalem est une aventure, est un euphémisme. Car l’entreprise est périlleuse à de multiples titres. Surtout lorsqu’on est un homme public, un écrivain, renommé de surcroit. En amont, il aura fallu affronter ses propres préjugés, combler ses ignorances, et avoir le courage de se mesurer à ce qui représente le Tabou des Tabous dans le monde arabo-musulman, Israël. En aval, l’enjeu n’est plus d’ordre intellectuel et symbolique. Il faut s’attendre à un déferlement de violences, verbales au début, prônant dans le meilleur des cas, l’excommunication. Et se préparer à y parer. Surtout lorsque malgré les diagnostics sur son pays de plus en plus sévères qu’il nous livre de roman en roman, d’article en article d’opinion, l’écrivain ne s’est pas résolu à quitter l’Algérie.

Le récent appel du mouvement palestinien nazislamiste Hamas à condamner l’écrivain, destiné au monde arabe et musulman, à ceci de bon qu’en ouvrant le feu, il rendra plus délicat le positionnement des intellectuels algériens et arabes sollicités pour condamner Sansal. Il faut en effet savoir que dans le monde arabe et musulman, même lorsque l’on peut tirer à boulets rouges sur le pouvoir, décrier le système politique mafieux, et mettre à nu les travers de la société patriarcale, l’intellectuel est tenu, par compensation, de s’affirmer un bon nationaliste, et surtout un contempteur d’Israël.

Or Boualem Sansal est sans doute le premier intellectuel du monde arabe et musulman à ne pas respecter ce seuil de tolérance. Le premier, si l’on excepte Rezak Abdelkader, petit-fils de l’Emir Abdelkader, ce premier chef résistant à la pénétration française de 1830. Né en Syrie et parfait connaisseur de tous les pays arabes environnants, il avait dans deux livres sur le conflit judéo-arabe, publiés chez Maspéro dans les années 60, émis un jugement définitif sur leurs dictatures patriarcalo-religieuses, et pris parti sans équivoque pour Israël, fruit prometteur pour lui car démocratique, de ce mouvement mondial du 20ème siècle vers l’autodétermination. Au point de se marier avec une Israélienne juive et de vivre puis de mourir à ses côtés, dans un kibboutz galiléen longeant le lac de Tibériade.

La littérature algérienne a eu ses enfants prodiges, lesquels eurent beaucoup d’épigones. Kateb Yacine et sa fougue poétique éclatant l’ordre patriarcal. Rachid Boujedra et sa prose fascinée par Céline, s’attaquant à l’un des grands tabous du monde musulman, le sexe. Rachid Mimouni qui le premier commença à fustiger les mécanismes totalitaires du système politique, mais par le biais de la parabole et de la satire. Tahar Djaout qui sans doute serait devenu l’un des plus grands écrivains algériens s’il n’avait été assassiné en 1993 par les islamistes. Aucun d’entre eux cependant n’avait encore osé bousculer, ou n’avait eu le temps de le faire, la mort les ayant tous emporté prématurément, à l’exception de Boujedra, le code de respectabilité fondé sur les deux unanimismes fondateurs de l’imaginaire populaire, le nationalisme et le fait antijuif. Lesquels s’abreuvent dans l’Islam lui-même. Non pas dans l’islamisme, mais dans le Coran et les Hadiths eux-mêmes, puisque, rappelons-le, l’expulsion des tribus juives de Yathrib (future Médine), et le massacre  de 600 à 900 Juifs (selon les Hadiths) des Banu Qurayza auquel a participé le Prophète himself, est un moment fondateur de l’Islam, et la source essentielle de l’antijuivisme qui s’en est suivi, faisant du Juif un dhimmi, c’est-à-dire un discriminé et un humilié au quotidien, selon un Code élaboré par les juristes dès le 8ème siècle, et appelé pacte d’Omar.

La meilleure incarnation de cette triche intellectuelle, étant sans aucun doute Yasmina Khadra. S’il dit sa nostalgie de ses anciens copains pieds-noirs d’Oranie, c’est pour taire que le 5 juillet 62, le jour même de l’indépendance, on les avait massacrés et jetés dans un lac par centaines. Et s’il va jusqu’à mettre en scène le terrorisme palestinien, c’est pour finalement le justifier, comme quelques décennies plus tôt le FLN avait justifié le sien. Au Salon du Livre 2008 à Paris, qui fit d’Israël l’invité d’honneur, eu égard à son 60ème anniversaire, celui qui tente de se faire passer pour un déboulonneur de mythes, ne s’était-il pas joint à l’appel au boycott  du monde arabe ? Cela valut en tous cas à l’ex-officier de la Sécurité Militaire d’être nommé à la tête du Centre Culturel Algérien à Paris, alors que Boualem Sansal, lui,  venait quelques années plus tôt d’être éjecté de son poste au Ministère de l’Industrie.

Rapport aux Juifs, l’Algérie comme le reste du monde arabe a toujours été en pleine schizophrénie. Ainsi, l’actuelle Ministre de la Culture Khalida Toumi, ex-Messaoudi, maintenue à ce poste depuis trois mandats par le Président Bouteflika dont elle fut d’abord le porte-parole, n’hésita pas à déclarer en février 2008 au quotidien arabophone El Khabar qu’elle : « travaillait, avec l’Espagne, à déjudaïser la musique andalouse », dite en Algérie, ‘’arabo-andalouse’’. Pas moins ! Sauf que la même personne dix ans plus tôt, alors qu’elle n’était qu’une militante extrémiste du féminisme en butte à l’ire islamiste qui sévissait à l’époque, n’avait pas hésité à se rendre en Israël, et même à se faire interviewer et photographier par le quotidien Haaretz… sans que, soit-dit en passant, ‘’la presse indépendante’’ algérienne n’en dise mot.

Je n’ai pas encore questionné Boualem Sansal sur ce qui l’a poussé à renverser le Tabou arabo-musulman concernant Israël. Mais il suffit de lire ses romans, et de constater dans quel sens son œuvre a évolué pour en avoir idée. Dès son premier roman, Le Serment des Barbares – quel titre ! – on comprend que l’écrivain s’est engagé dans un combat pour la vérité historique, et pour nous dire que les mafias qui ont fait et surtout défait l’Algérie ont un lien ombilical avec celles qui ont dirigé le combat ‘’libérateur’’ contre la France. Les romans qui ont suivi, L’Enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga, ont creusé le même sillon, démontrant chaque fois différemment, au travers de nouveaux échantillons sociaux, et de magnifiques personnages, combien le présent était hypothéqué par le passé, comment les violences d’aujourd’hui éructaient d’un volcan de secrets masquant des violences antérieures, aussitôt dissimulées. Dans l’avant-dernier roman, Le Village de l’Allemand, les personnages de deux frères adultes vivant en France, ne découvrent-ils pas, après la mort de leur père en Algérie, qu’il avait été un nazi, et pas n’importe lequel, un ingénieur-chimiste qui avait mis au point un certain gaz exterminateur, et qui après la défaite hitlérienne en 1945 avait d’abord reçu l’asile en Egypte, avant de servir d’instructeur militaire aux ‘’combattants de la libération’’ du FLN-ALN, et qui à ce titre avait reçu la nationalité algérienne après l’indépendance. Après quoi, il ne restait plus à Sansal qu’à ouvrir le tiroir des secrets familiaux, que je ne vous dévoilerai pas ici : La Rue Darwin, son dernier.

Que ce soit par ses romans, ou par ses essais, Petit éloge de la Mémoire, Poste restante : Alger, Boualem Sansal n’arrête pas de nous dire finalement que l’Algérie, comme le reste du monde arabe, est malade d’abord de sa mémoire, du déni de ce qu’il a été réellement, de ses mythes, en un mot de son identité falsifiée. Faut-il s’étonner alors que dans ses deux derniers romans, surgisse l’impensable, l’indicible, l’innommable, je veux dire, le fait juif ? Le Rabbin de son enfance dans La Rue Darwin, et la Shoah dans Le Village de l’Allemand, faisant de Sansal, le premier écrivain à évoquer la tentative d’anéantissement du peuple juif dans un monde arabe où Meïn Kampf est encore de nos jours un best-seller, et les négationnistes Garaudy et Dieudonné, des personnes adulées.

Dans quelques jours, du 13 au 16 Mai, Boualem sera donc pour la première fois en Israël, dans sa capitale de toujours, celle de Judée, débaptisée par les Romains en Palestine en l’an 70, après la destruction du second Temple, que l’Islam conquérant commença de recouvrir par ses propres temples, dès le 7ème siècle. Et alors, sans doute aura-t- il l’occasion, de nous préciser le sens de la progression de son itinéraire littéraire autant que personnel.

Le lieu n’étant pas ici à l’analyse littéraire, dommage, qu’il me suffise donc d’encourager à lire le romancier. Car avec Sansal on sort des sentiers battus chers à la littérature du monde arabe, de l’obsessif, de l’onirique, du romantisme poétique, et de la poisseuse nostalgie de l’âge, soi-disant, d’or, pour aller, dans des formes de plus en plus classiques vers un réalisme, certes tout à fait spécifique à l’écrivain, qui lui permet d’inventer enfin de vrais personnages, y compris de femmes, qui ne sont plus de simples marionnettes mises en mouvement, pour nous faire voir, sans filtres, le REEL, aussi calamiteux que tragique.

Chacun doit savoir qu’il y trouvera un immense plaisir, car ce réalisme sansalien n’a rien d’une didactique édificatrice et ennuyeuse. Avec le lecteur pris pour un égal avec qui on peut parler, réfléchir, voire plaisanter, l’écrivain ne cesse jamais de faire pétiller humour et jubilation, aussi fins, que ravageurs. Certes pour dissimuler une douleur d’écorché vif, qui est  à la hauteur du retard et du gâchis, matériel, social, et spirituel, de l’ensemble du monde arabo-musulman. Immense. Et l’on ne sait jamais, s’il faut en rire ou en pleurer.

Il est sûr en tous cas, qu’au travers des réactions à l’acte courageux de l’écrivain algérien, nous aurons une nouvelle occasion de vérifier que la libération spirituelle du monde ‘’arabo-musulman’’, passe par sa réconciliation avec ses origines, juives, c’est-à-dire par la reconnaissance de l’héritage, en lieu et place de la tentative actuelle, inverse, qui consiste à faire des Juifs, de leur Tora, et de leurs prophètes, des pièces rapportées de l’Islam.  Cette manipulation de la plus élémentaire chronologie, donnant idée de la profondeur du mal.

Rêvons un peu : et si les intellectuels palestiniens, géographiquement les mieux placés pour commencer ce travail, devaient être les sauveurs du monde arabo-musulman, c’est à dire ceux qui le ferait passer du délire à la réalité, à la vérité ?

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