Désolé, je n’ai jamais cru que nous assistions ces temps derniers au lumineux avènement de la démocratie dans le monde arabo-musulman, comme dans un film hollywoodien à happy end obligé. Pourtant, je n’ai jamais été un sceptique ou un pessimiste de profession. Je suis persuadé que rien ne saurait, à plus ou moins long terme, s’opposer au désir de liberté. Et que le jour où hommes et femmes s’émanciperont vraiment de leurs maîtres et de leurs démons familiers viendra pour ce monde-là aussi.
Mais ce jour est encore lointain. Et l’on n’aide à rien en croyant ou en faisant mine de croire le contraire. Il m’a été donné d’être un des acteurs du mouvement démocratique algérien, j’ai observé sur plusieurs décennies les mouvements comparables dans le monde arabo-musulman et je sais d’expérience intime quelles manipulations, quels pièges dressés d’avance, quelles désillusions attendent sur fonds d’ambiguïté, pour les retourner en cauchemar, les rêves de liberté de ses enfants.
Fatalité ! Sans doute pas. Défiance envers ces peuples et ces cultures : en aucun cas. Mais l’histoire postcoloniale étant ce qu’elle fut, le prix d’une authentique libération reste à acquitter.
Ni historien, ni géo-stratégicien, ni sociologue, ni politologue, ni démographe, ni grand reporter, mais témoin impliqué, je dois dire les raisons de mon incrédulité. C’est le meilleur service que je puisse rendre, en espérant avoir tort le plus vite qu’il se pourra.
Table des matieres
Première partie : La révolution
1. Premier étage de la fusée démocratique : des révoltés, incontestablement, il y a eu
2. Deuxième étage de la fusée « démocratique » : de loin le plus propulseur, les islamistes
3. « Effet domino »
4. L’histoire de la fusée « démocratique »
5. Que s’est- il donc passé en réalité dans le monde arabe depuis le début de l’année 2011 ?
Deuxième partie : L’islamisme
6. L’islamisme, une lame de fond
7. Qu’est- ce que l’islam politique ?
8. Les « modèles modérés » tunisien et égyptien
9. Vous affranchir de quelques spécificités de la Maison
10. « Le modèle turc »
11. « Si le langage n’est pas adéquat, les choses ne peuvent être menées à bien »
Troisième partie : Les démocrates résisteront- ils ?
12. « La régression féconde »
13. Le jeu
14. Islamistes contre Démocrates, le match du siècle
15. Voilà aussi ce qu’est le réel du monde arabe et musulman
16. De la phobie en particulier et de l’« islamophobie » en général
17. Jalout – Daoud, le match se pour suit… jusqu’à l’ONU
18. Un plan Marshall pour faire gagner la démocratie
19. Que faire ?
20. À quelque chose malheur est bon…
En guise de conclusion
Prologue
Mes amis le savent. Je n’ai jamais cru que nous étions en train d’assister en direct à l’avènement de la démocratie dans le monde arabe. Pas un instant. Et ce, depuis le début, c’est-à-dire depuis Janvier 2011. Pourtant je ne suis pas, philosophiquement parlant, et n’ai jamais été, un sceptique. D’un naturel plutôt optimiste. Persuadé donc que rien ne peut, à plus ou moins long terme, s’opposer au désir de liberté. Et que tous les peuples peuvent y prétendre, sans discrimination aucune. Y compris donc dans la partie la plus despotique, la plus violente, la plus sanguinaire de la planète : le monde arabo-musulman.
Impossible pourtant de nier les images des TV, téléphones, d’internet. Elles étaient bien la réalité. Dans chacun des pays, des dizaines de milliers de personnes étaient descendus dans la rue, on leur avait tiré dessus, il y avait eu des centaines de morts, et très vite, en quelques semaines, deux chefs d’Etat, et pas des moindres, Ben Ali et Moubarak, avaient chuté. Mais, de là à décréter que l’étincelle Bouazizi avait mis à feu la grande fusée démocratique… Je ne crois pas à la génération spontanée, ni aux miracles. Je sais par contre ce qu’il faut d’efforts, de travail de conviction pour changer la moindre idée, et plus encore, pour organiser des collectifs capables de se prendre en charge en toute indépendance, et d’agir consciemment dans la longue durée, juste pour faire avancer de simples petites revendications syndicales. Que dire alors de celles plus élitistes concernant les aspirations, de type démocratique, à la liberté d’expression et au pluralisme. Surtout lorsque pour vaincre sa propre volontaire servilité, il faut les arracher à des pouvoirs tyranniques semant la terreur sans même devoir la pratiquer.
Que l’euphorie ait pu contaminer des milliers de jeunes constatant que suite à leurs rassemblements et violentes confrontations avec des forces de police, leurs présidents étaient tombés, on peut le comprendre. Des reporters fraichement débarqués, aussi. Des artistes et politiciens arabes exilés depuis des décennies, avec quelque lâcheté sur la conscience, mais n’ayant jamais oublié le poème ‘’Si un jour le peuple veut la vie’’, écrit en 1933 par le tunisien Abou El Qassim El Chaabi, bien sûr aussi. Mais comment expliquer que la métaphore sur-galvaudée de l’étincelle qu’attendait un monde depuis si longtemps prêt à s’embraser, ait pu alimenter un tel délire dans l’intelligentsia européenne des média ? Je ne parle pas d’artistes prompts à s’enflammer, ni de responsables politiques suspects par définition, mais de journalistes aguerris, d’universitaires et de chercheurs spécialisés, historiens, géo-stratégiciens, sociologues, démographes !
Révolution française de 1789, pour les uns, Printemps des peuples de l’Europe de l’est de 1848, voire de 1989, pour d’autres, voici un échantillon de perles, titres d’articles ou de livres : Ben Laden venait d’être démenti, l’islam était bien soluble dans la démocratie… Il ne serait plus un tiers état ! Irrépressible vent de liberté venu des steppes de Sidi Bouzid, relayé par le web ! Mise à mort de toutes les idéologies en ‘’isme’’ ! Par le feu. Soudain la Révolution ! Cette génération ne s’intéresse qu’au concret : ‘’Irhal, dégage !’’. Ce mois de février 2011 qui sera à jamais arabe. Une jeunesse insurgée au nom de nos propres valeurs ! La démocratie, que l’on disait réservée aux occidentaux, suscite encore le sacrifice ! Internet sème la parole démocratique ! Le monde arabe soudain ouvert aux idées libérales faisait la nique au vieux continent européen décadent, ringard, raciste, nostalgique de son empire, et islamophobe ! Face à la décrépitude oligarchique de l’Occident, l’Orient se levait à la liberté ! Enfin du jasmin pour parfumer aussi nos démocraties ! Quand la « rue arabe » sert de modèle au Nord. La Révolution du Jasmin, « un espoir pour les démocrates du monde entier ».
En somme par un nouveau procédé de magie, le Monde Arabe volait à l’Occident ses secrets, et lui refilait ses tares ! Je n’aurai pas la cruauté de mettre des noms, de ‘’grands’’ noms, en face de ces illuminations. Pour une fois, la polémique ne m’intéresse pas, même si je ne cesserai de m’interroger, silencieusement, sur cette euphorie et cet aveuglement. Soixante-huitards sur le retour ou retour en force d’un néo-orientalisme de (très) bas étage ? Culpabilité ou paternalisme post-colonial ? Fascination ou peur de l’islam ? Remarquons d’ailleurs que si l’emphase et le lyrisme, propension traditionnelle de ‘’l’Orient’’ arabe, ont bel et bien contaminé ‘’l’Occident’’, la réserve sceptique et le doute sont venus des artistes du monde arabe.
« Le mur de la peur est tombé. Mais pour autant la révolution n’a pas encore eu lieu. Les Egyptiens savent très bien ce dont ils ne veulent plus – l’oppression, l’état policier – mais ne savent pas encore ce qu’ils veulent. Les barrières aux changements st nombreuses. La société n’est pas ouverte à toutes les discussions…. », Sonallah Ibrahim, écrivain égyptien ( ). « Le climat d’oppression qui a régné sous Moubarak et ses prédécesseurs a rendu malade notre société qui souffre de fanatisme, d’ignorance, de pensée unique et d’une dépendance aux illusions religieuses. », Ibrahim Issa, directeur du nouveau journal égyptien Tahrir ( ). « Il faut cesser d’utiliser le mot révolution au mépris de son sens profond… Je ne peux qualifier de révolution qu’un projet complet de remise en cause des caractéristiques culturelles, sociales et religieuses qui ont bloqué la vitalité de l’Homme arabe, écrasé ses droits, ses libertés, son humanité et sa pensée. », Adonis, poète syrien en exil au Liban ( ). « Aussi cette formulation de ‘’printemps arabe’’ ressort-elle des mythes d’un Occident qui de l’ailleurs n’entend et n’attend que l’image de lui-même… en proposant une démocratie que les faits ont vidé de son idéal… », Kamal Ben Hameda, écrivain libyen d’expression française en exil aux Pays-Bas ( ).
Enfin à Cannes, en Mai dernier, les nouvelles que ramenèrent les cinéastes tunisiens auraient dû déjà refroidir les fous ‘’du grand soir’’ : Nouri Bouzid agressé physiquement, Nadia El Fani étant elle menacée d’être traduite en justice pour ‘’atteinte au sacré’’, et même de mort par les islamistes, juste pour avoir dit dans son dernier film initialement intitulé ‘’Ni Allah Ni Maitre‘’, qu’elle était athée ! Pour ma part, ne croyant pas à la magie, ni à celle des lignes de la main, ni à celle du feu, je ne pouvais et ne puis croire à cette ‘’révolution démocratique’’. Pour qu’une telle chose puisse un jour apparaître, me disais-je, et me dis-je toujours, la moindre des conditions nécessaires serait que les ‘’forces démocratiques’’ soient sinon majoritaires, au moins… une force conséquente. Ce qui est loin d’être le cas, et les ‘’spécialistes’’, journalistes, ou universitaires, étaient censés le savoir.
Ni historien, ni géo-stratégicien, ni sociologue, ni politologue, ni démographe, ni grand-reporter, sans aucune compétence particulière, je voudrais juste dire les raisons de mon incrédulité. Revenir à la réalité est plus qu’urgent, vital. Non pas pour les intellectuels médiatiques qui sauront toujours se retourner pour vendre cette fois leur déception, ou pour nous expliquer que la régression islamique est à ce point féconde qu’elle est une véritable révolution, comme Michel Foucaud l’avait pensé de Khomeiny, même si comme le dit sans rire aujourd’hui Emmanuel Todd, elle devait prendre la forme d’une ‘’dictature transitionnelle’’ ! Mais vital absolument par contre pour tous ces jeunes et ces femmes qui se sont lancés à corps perdu, en croyant sincèrement être à l’origine d’un grand mouvement historique et pour qui l’effet boomerang risque d’être dévastateur : désillusion, désespoir, nouveaux exils, et pourquoi pas le grand feu de l’immolation cette fois provoqué par la contre-révolution islamiste qui n’attend même pas les élections pour s’annoncer. Selon une belle division du travail, les légalistes ne s’imposent-ils pas déjà selon une nouvelle stratégie d’autant plus redoutable, qu’elle se veut pacifique, alors que dans le même temps, les jusqu’au-boutistes terrorisent. Ici, on brûle la nouvelles TV libre, là on massacre les chrétiens puisqu’il n’y pas presque plus de Juifs à se mettre sous la dent, et quand il en reste, on brûle leur synagogue. Partout on intimide les ‘’laïcs’’, avant de pouvoir les museler totalement, et on rappelle gentiment aux féministes qu’elles ne peuvent prétendre représenter la majorité des femmes… musulmanes…
Quand on a été un des acteurs du mouvement démocratique algérien, et que l’on a vécu en direct ‘’les événements d’Octobre’’ de l’an 1988, où plus de 600 jeunes périrent, qui suscitèrent durant quelques semaines des rêves fous de liberté, rapidement jugulés par l’irruption violente des islamistes, et la reprise en main par l’armée, comment ne pas avoir l’impression d’un remake ? Même si, sans aucun doute, bien des choses diffèrent. On ne cria pas ‘’dégage’’ et le président de la république loin d’être chassé, fut ‘’réélu’’ ! Les émeutiers d’Octobre brûlèrent les édifices publics, les symboles de l’Etat et du parti unique, mais jamais ne réclamèrent la moindre des libertés démocratiques, leur cible étant plutôt ‘’la hogra’’, l’humiliation. Et leur seule revendication fut Respect et Justice. Malgré ces différences, et il y en eut bien d’autres, la tour d’observation algérienne me parait tout à fait légitime pour regarder avec un peu de recul, et de hauteur, ce qui est en train de se passer dans le monde arabe. Si les conséquences immédiates de cette révolte ne furent pas aussi spectaculaires, le système politique algérien en fut malgré tout ébranlé dans ses fondements. Fin du parti unique, légalisation de tous les courants politiques, naissance d’une presse (apparemment) indépendante, tentatives de réformes économiques visant à dissoudre les sociétés et les monopoles d’Etat dans l’économie de marché…
Mais au-delà de tous ces bouleversements précurseurs, même inaboutis, qui disent l’épuisement d’un système en cours dans tout le monde arabe depuis un demi-siècle, réfléchir ce qui s’y déroule actuellement, à partir de l’Algérie, se justifie bien plus profondément encore par le fait que face aux ressemblances, les dissemblances paraissent tout à fait mineures : monarchie ou république, tribalisation plus ou moins grande, présence d’hydrocarbures ou pas, pénétration plus ou moins négligeable des idéologies modernes… Les ressemblances, structurelles, sont, elles, infiniment plus signifiantes. Civilisationnelles, puisque l’identité dominante ethnique et/ou linguistique, se conjugue à l’islam et à l’arabité, depuis la conquête musulmane, c’est-à-dire depuis plus de quatorze siècles. Sociologiques, puisque les différentes classes, comme les individus ont du mal à s’autonomiser du grand moule communautaire, régionaliste, clanique ou tribal. Historiques, puisque ce monde a émergé au 20ème siècle, de l’effondrement de l’empire ottoman, puis du mouvement de décolonisation, et qu’il accuse un retard uniforme si grand que certains le disent irrémédiable. Economiques, puisque ces pays, à quelques exceptions près, recèlent les trois-quarts des réserves mondiales d’hydrocarbures, lesquelles par leur rente permettent de combiner paix sociale et corruption généralisée. Politiques, puisque partout se sont mis en place des systèmes politiques autoritaires où masqués derrière des partis uniques fantoches, les services de sécurité, hormis la mise au pas de la société par le meurtre politique, la torture, la terreur banalisée, et les lois d’urgence, sont les véritables gestionnaires et décisionnaires de ces pays. Idéologiques, puisque partout l’espace symbolique a rapidement été happé par deux courants, nationaliste et islamiste, les marxistes n’ayant jamais pu s’imposer, même à la belle époque du socialisme mondial, comme par exemple en Amérique latine, ou en Asie, et qu’à l’heure actuelle, c’est le courant islamiste qui est en passe de devenir hégémonique, et ce dans l’ensemble du monde musulman, dans lequel vivent plus d’un milliard et demi d’individus.
Ressemblances enfin des conséquences de toutes ces caractéristiques : sous-développement, misère, marasme, stagnation, chômage, frustrations, désespoirs, violence symbolique et passages à l’acte, exil des forces vives, jeunes et intellectuels, etc… Affligé de tous les symptômes de l’asphyxie sociale et mentale, comment le monde arabe pouvait-il du jour au lendemain basculer dans la démocratie, certains parlant même de ‘’retour’’ à la démocratie ?! Son sursaut actuel serait déjà salutaire, s’il était juste et seulement le réflexe vital d’un corps en quête désespéré d’un peu d’oxygène…