« Israël, le voyage interdit » : terre promise, terre brûlée – Le Monde

Jean-Pierre Lledo, élevé en Algérie dans le rejet d’Israël, explore le pays dans un documentaire en quatre parties. 

Par Véronique Cauhapé  Publié aujourd’hui à 07h30

L’AVIS DU « MONDE » – À VOIR

Depuis qu’il est cinéaste, Jean-Pierre Lledo n’a cessé d’entreprendre des voyages douloureux dont le but visait, sinon une réparation, du moins un apaisement. Ses films précédents – Un rêve algérien(2003), Algéries, mes fantômes (2004), Algérie, histoires à ne pas dire (2007) – l’avaient ainsi reconduit inlassablement vers l’Algérie, ce pays qui l’a vu naître et qu’il dut quitter en 1993, à la suite de menaces des intégristes. Réfugié en France, coupé de ses racines, le réalisateur avait fait œuvre de cet exil et de ce retour impossible. Travaillant sans relâche au deuil d’une Algérie libre et multiethnique, telle qu’il l’avait rêvée.

Depuis deux ans, cependant, c’est un autre voyage qui l’a occupé. Un périple long, périlleux et le plus transgressif de tous, puisque sa destination, Israël, lui avait été interdite durant un demi-siècle. Fils d’un père arabe (d’origine espagnole), athée et communiste, et d’une mère juive algérienne, discrètement pratiquante, Jean-Pierre Lledo avait en effet hérité d’une culture antisioniste qui, sans compromis ni débat, lui avait appris à considérer Israël comme le pire ennemi des Arabes : un « pays d’apartheid », impérialiste et illégitime depuis sa création, en 1948. L’enseignement qui avait consisté à le tenir à distance du monstre s’était révélé d’une redoutable efficacité.

Venir à bout d’un déni

Du moins jusqu’à ce jour de 2008 où le Festival de Jérusalem, qui avait sélectionné Algérie, histoires à ne pas dire, lui envoya une invitation. L’année d’avant, le film avait été interdit par les autorités algériennes. Ironie du sort, cette interdiction aida Jean-Pierre Lledo à prendre sa décision. Il allait vaincre le tabou et se rendre en Israël. Il ignorait que cette étape le conduirait à la réalisation d’un film dont l’ampleur serait à l’image du chemin (physique, intellectuel et psychologique) qu’il s’apprêtait à parcourir. Car Israël, le voyage interdit – long-métrage en quatre volets – ne raconte pas seulement la découverte d’un pays banni et ignoré. Il rapporte l’épuisant et interminable travail auquel le cinéaste a consenti pour venir à bout d’un déni qui l’avait amputé de la moitié de lui-même.

« Ces multiples rencontres ont aidé le réalisateur à combler ses ignorances, combattre ses préjugés et percer le mystère »

Ce travail, qui s’apparente à celui de l’analyse, a fait effectuer à Jean-Pierre Lledo bien d’autres séjours en Israël. Muni cette fois du savoir historique que lui avaient dispensé les livres, il s’est autorisé à traverser le pays, d’est en ouest et du nord au sud, multipliant les rencontres avec ceux qui y vivaient. Hommes, femmes, Juifs, Arabes, musulmans, chrétiens. Installés depuis toujours ou arrivés depuis 1948. Venus de toutes parts (Allemagne, Maroc, Turquie, Egypte d’où ils furent chassés) et devenus historiens, archéologues, écrivains, professeurs, artistes, élus politiques, marchands, paysans… tous ont apporté leur pierre à l’édifice et aidé le réalisateur à combler ses ignorances, combattre ses préjugés et percer le mystère.

C’est dans cette expédition que nous embarque Israël, le voyage interdit. Road-movie au long cours qui, pendant onze heures, nous fait avaler des kilomètres en voiture, traverser des paysages désertiques, des jardins flamboyants, des villes, des villages, des places et des marchés bondés. Qui surtout nous fait voir des visages et croiser des personnalités dont la diversité enchante. Des vies se dessinent, dont certaines semblent en contenir plusieurs. Des émotions s’expriment sans toujours pouvoir contenir les larmes tandis que d’autres partent en éclat de rire.

Des personnages s’installent : Michael Romann, amoureux fou de la Vieille Ville à Jérusalem, dont les parents sont arrivés de Berlin, en 1933, au début de l’ascension d’Hitler ; Ariel Carciente, venu du Maroc, et grand connaisseur de la musique andalouse, centralité de la culture juive sépharade ; Eliahou Gal Or, surnommé par lui-même « Pizza Rebbe » (« rabbin de la pizza »), né à Naples durant la seconde guerre mondiale, à qui sa mère n’a pas dit qu’il était juif, devenu hippie à San Francisco et ramené en terre d’Israël par son mentor, le rabbin chantant Shlomo Carlebach. Cette présence humaine constitue la plus grande richesse du film.

Champ de réflexion abyssal

Un film que Jean-Pierre Lledo a choisi de découper en quatre parties – Kippour (2 h 20), Hanouka (2 h 37), Pourim (3 heures) et Pessah (3 h 12). Quatre escales dont chacune correspond à un questionnement auquel il était indispensable de répondre pour comprendre le déni. Qui sont les juifs, qu’est-ce qu’être juif – est-ce être israélien ou est-ce une religion ? Pourquoi ont-ils été victimes de tant de massacres et d’expulsions ? Pourquoi a-t-on souhaité et organisé leur destruction ? Pourquoi l’existence d’Israël a-t-elle toujours été en jeu, et ce jusqu’à aujourd’hui ? Quels cheminements ont conduit certains à les considérer comme un danger, la source du mal ? Au point de ne jamais pouvoir, comme le père du réalisateur, prononcer le mot « juif » ?

« Le tournage aura duré neuf mois et laissé 250 heures de rushes à la chef monteuse et productrice, Ziva Postec, qui avait également travaillé sur « Shoah »

Ces interrogations ouvrent un champ de réflexion abyssal que la démarche observée par le réalisateur parvient à circonscrire. Car Israël, le voyage interdit jamais ne déborde de la sphère personnelle, intime. L’angle – et le propos – entraîne forcément une part de subjectivité. Laquelle a ses travers, comme de donner une vision quasi idyllique du pays (propre au néophyte nouvellement séduit) – en éludant totalement la question des territoires occupés palestiniens et des exactions qui y sont commises. Et ses vertus, la plus grande étant de nous rendre sensible et passionnant ce long voyage – quête des origines, périple introspectif, travail de déconstruction et de reconstruction – dont le tournage aura duré neuf mois et laissé deux cent cinquante heures de rushes à la chef monteuse (et productrice), Ziva Postec. C’est à cette dernière que Claude Lanzmann avait confié le montage de son film Shoah (1985).

« J’allais entrer avec appréhension dans le pays de ma mère », nous dit la voix off du cinéaste au début du film. Le pays aussi où son oncle maternel a choisi de vivre après avoir quitté l’Algérie en 1961. « J’avais 13 ans et, depuis, plus de relation avec lui ni avec sa famille, confie le réalisateur dans son film. Je n’étais pas allé à son enterrement il y a dix ans. Je l’aimais pourtant. Ce n’est pas lui que j’avais boycotté mais le pays qu’il avait choisi : Israël. » Cette fois, il s’est rendu sur sa tombe, a rencontré ses enfants et petits-enfants. Il a fait connaissance avec un peuple et une partie de sa famille qu’il ne connaissait pas, mais vers laquelle le cinéaste a décidé de conduire celle qui l’accompagne durant tout le film : sa fille, Naouel. Israël, le voyage interdit est aussi l’histoire d’une transmission.

https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/10/07/israel-le-voyage-interdit-terre-promise-terre-brulee_6055066_3246.html

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