(écrit au lendemain de son décès en Juillet /2013)
Henri Alleg ou l’espiègle Harry Salem
HENRI ALLEG – La famille communiste algérienne fut, durant la colonisation, la seule formation politique qui avait vraiment pratiqué la mixité ethnique. Elle se distinguait notamment des formations politiques nationalistes toutes islamo-centrées.
Jean-Pierre LledoCinéaste algérien, essayiste
La famille communiste algérienne fut, durant la colonisation, la seule formation politique qui avait vraiment pratiqué la mixité ethnique. Elle se distinguait notamment des formations politiques nationalistes toutes islamo-centrées. On adhérait par exemple dans le parti de Messali Hadj en jurant sur le Coran. Aussi avais-je de suite précisé à Alleg, personnage principal de mon avant dernier film Un Rêve algérien, que l’hommage irait non à un homme, mais à une idée: la fraternité. Cela lui convint. Alleg avait des défauts, mais certainement pas celui de l’égo. Et il accepta, certes non sans fléchir un instant, suite aux pressions de certains de ses camarades: chez les communistes, la fraternité ne pouvait être que prolétarienne…
Né en Algérie, en 1947, d’un père communiste, pour moi Alleg et ses compagnons avaient toujours représenté ce rêve d’une Algérie multiethnique qui avait façonné mon identité. En quête d’un rêve qui avait pourtant échoué, je ne pris pas immédiatement conscience que j’allais filmer un deuil. Une dépression, que je ne sus même pas identifier -c’était la première et seule fois- me le signifia à sa manière dès les premiers jours de tournage… Et je dirigeai ce film comme un fantôme. Les rôles s’inversèrent et chaque matin, c’était Henri qui m’encourageait, et m’attestait que la veille nous avions filmé des choses intéressantes.
La véritable fin du film a lieu dans un cimetière alors qu’une voix, la mienne, fait le constat: « L’Algérie avait été indépendante, pourquoi n’avait-elle pu être aussi fraternelle? ». Cette « Question »-là, resta toujours, chez les communistes algériens, en suspens. Dans toutes les têtes, mais personne n’osait l’affronter. Y apporter une réponse, encore moins. Or c’est précisément par cette question que commença le tournage à Alger.
Après le repas, aux douze compagnons venus l’accueillir au port, je demande d’y répondre à tour de rôle. Assis côte à côte, en demi-cercle, chacun y va de sa réponse, c’est-à-dire de sa non-réponse… Préférant attribuer à l’Autre -« la colonisation », « l’OAS », etc.- la cause de l’échec. Le temps passe, nous filmons depuis 3 heures. Seule lueur, Abdelhamid Benzine, (directeur du quotidien Alger Républicain qui reparaît dans les années 90, après son interdiction suite au coup d’Etat de 1965) déplore le fait que les communistes aient été les seuls à nourrir un tel rêve, et ajoute que si le million d’Européens était resté, l’Algérie n’aurait peut-être pas connu la tragédie islamiste (200.000 morts). Et Alleg d’ajouter, avec force exemples, émotion, et humour, que, du moins au sein de la famille communiste, ce rêve ne fut pas qu’une utopie.
D’un naturel têtu, derrière la caméra, j’attends. Vers 23 heures, alors que je m’apprête à déclarer forfait, agacé par tant de langue de bois, Lakhdar Kaïdi, qui fut en Algérie dans les années 40-50, le secrétaire général du plus grand syndicat (CGT), lâche enfin, en roulant les »r », et en martelant chaque syllabe: « Les nationalistes n’avaient pas le même prrro-jet que nous… Ils voulaient une Al-gé-rrrie a-rrra-bo-mu-sul-mane ! Oui je dis bien, une Al-gé-rrrie a-rrra-bo-mu-sul-mane ! ». Quel pavé dans la mare ! Les vagues déstabilisent l’assemblée, et Alleg s’applique aussitôt à désamorcer la bombe, avec la tortueuse dialectique que lui connaissent ses amis. Je dus renoncer à cette séquence, uniquement pour des raisons narratives. Mais je la regrette encore.
Alleg avait l’art du consensus, du moins, à l’intérieur de son camp, »anticolonialiste », et »anti-impérialiste ». Plus qu’incisif contre l’adversaire, sinon railleur. Mais pour l’allié, rondeur, voire autocensure. Silences, sur lesquels je ne m’appesantirais pas ici, notamment ceux concernant l’intouchable »camp socialiste »: les goulags, les millions de morts, le fait anti-juif massif, etc. Ou les silences concernant le devenir des pays indépendants, à commencer par l’Algérie: leurs dictatures, leur corruption, leur stagnation, leur… Tout cela n’était pour lui que conséquences du »néo-colonialisme ».
Lucide, il le demeurait cependant. Mais encore fallait-il que ce soit dans l’intimité, sans caméra. Jamais Alleg n’aurait dit publiquement la chose qui le fit le plus souffrir, ce que je m’apprête à dire, ceci sans avoir la prétention d’apaiser son âme, car il en faudrait sans doute bien plus, tant les silences furent chez lui aussi tonitruants que fut vigoureuse l’expression de ses convictions. Voilà ce qu’il me dit…
Arrivant en prison, à Barberousse, à Alger, tout auréolé de sa victoire sur les tortionnaires, ses camarades communistes lui proposèrent d’être le responsable de leur groupe, à l’instar des nationalistes qui avaient déjà le leur. Alleg, qui certes avait bien des défauts mais pas celui du goût du pouvoir, consentit. Quelques semaines plus tard, arriva leur camarade Ahmed Akkache. Informé qu’Alleg avait été désigné comme responsable du groupe communiste, il sortit de ses gonds. Une telle chose était impossible ! »Le PCA ne pouvait être représenté, surtout en prison, que par un… Algérien… ». (Traduire : avec un nom bien arabo-musulman…).
Comprenant qu’il ne s’agissait pas de lui en particulier, (arrivé en Algérie à 19 ans), mais bien de tous ses autres camarades non-musulmans, eux aussi Algériens mais d’origine chrétienne et juive, ayant risqué leur vie pour l’indépendance de ce qu’ils considéraient comme leur pays, Alleg fut atteint à jamais. Au point d’avoir voulu emporter le secret dans sa tombe. Puisque contrairement à ce que j’avais espéré, il ne le mentionna même pas dans ses »Mémoires algériennes », écrites en 2003, juste après le film. Le pourfendeur de la fraternité prolétarienne, certes, n’était pas n’importe qui : directeur de l’organe central du PCA, Liberté, et membre comme Alleg du Bureau Politique ! Discipliné et consensuel, ce dernier, comme bien d’autres fois, avala la purge sans faire d’histoire.
La fraternité multi-ethnique n’avait donc pas été aussi évidente que je l’avais pensé, y compris au sein du PCA. Il faut dire que pris dans leurs dogmes, les communistes avaient du mal avec les questions identitaires. Protégé derrière son pseudo de journaliste, Alleg n’avait jamais déclaré publiquement, jusque-là, qu’il était Juif. Et j’eus tout le mal du monde à le lui faire dire dans le film : »Un jour, en 1941, à l’époque de Vichy, avec René Duvalet, on faisait du stop dans la campagne. Une charrette s’arrêta. C’était un Européen qui se mit à dégoiser contre les bolcho, les Anglais, et les juifs. Clandestins, on ne put rien lui répondre. Mais quand on descendit, René me dit : s’il avait su que t’étais les trois à la fois : Anglais, bolcho et juif ! ».
Chaque jour, du matin au soir, Alleg était capable de vous mettre dans sa poche avec ses histoires, toujours nouvelles, toujours désopilantes. Heureusement, il avait de l’humour. Juif, forcément. Puisque son ascendance tant maternelle que paternelle, avant l’Angleterre, venait de Pologne et de Russie, et avant d’Espagne…Et avant ? Je pense qu’il ne fit jamais de recherche, comme tous ces Juifs qui passent leur vie à faire oublier leur judéité en commençant par masquer leur nom (Edgar Morin, alias Nahum fut d’ailleurs un de ses copains de lycée à Paris…). Après tout j’avais fait pareil, sans même besoin de masquer, le nom catalan de mon père suffisait…
Il aurait été intéressant que le public sache l’origine du nom que se choisit Harry Salem. Un de ses compagnons me le révéla, mais Alleg me demanda de ne plus évoquer ce sujet.
Deux hommes coexistaient en lui. L’homme cultivé, érudit, grand lecteur, sensible, voire même très émotif (combien de fois ne le vis-je pas pleurer), plein de nuances, de tact, et d’élégance british (la seule fois où il se fâcha contre moi, c’est quand invités par l’ambassadeur français en Algérie, je ne m’étais pas suffisamment »habillé »…), et le militant grand adorateur et grand pourfendeur, devant l’éternel. Un abîme entre les deux.
Et il arriva ce qu’il devait arriver. A la question »L’Algérie avait été indépendante, pourquoi n’avait-elle pu être aussi fraternelle? », il me fallait une réponse. Une réponse, dans mon cas, cinématographique. Il me fallait retourner en Algérie, mais cette fois pour entendre, de la bouche même des simples gens d’Algérie, d’origine arabo-musulmane, ce qu’il s’était réellement passé durant la guerre d’indépendance. Je commençais à soupçonner que cette guerre avait été menée par le FLN, avec une double finalité. Une, avouée, l’indépendance. Et l’autre, inavouable, celle du nettoyage ethnique comme le reconnut l’historien algérien Mohamed Harbi, lors d’un débat à Paris en 2008.
Lorsque je fis part à Alleg de ma volonté d’en savoir plus sur le fait que la »guerre de libération » commença (notamment le 20 août 1955, dans le Constantinois) et finit (le 5 juillet 1962, à Oran) par un massacre de civils, au faciès, ciblant les non-musulmans, il fit tout pour m’en dissuader, sans contester d’ailleurs la réalité de ces massacres. Le film terminé, »Algérie, histoires à ne pas dire » fut interdit en Algérie, en juin 2007 (et à ce jour, aucune chaine française n’a émis le souhait de le montrer). Mais le pouvoir n’eut même pas besoin de s’en expliquer. Mes anciens camarades s’en chargèrent dans les journaux algériens, à pleine colonnes, et très rapidement on censura mes réponses !
Arrivé à Paris, j’organisai une projection pour une soixantaine d’amis et de cinéastes. Parmi eux, Alleg et son camarade oranais Jules Molina. Lorsque les lumières se rallumèrent, tous deux quittèrent la salle. Sans un mot. Notre dernier mot, si je puis dire.
Pourtant Alleg devait bien savoir ce qui était arrivé à Molina lui-même. Dès sa sortie de prison, le 19 mars 1962, il avait mis son savoir technique pour faire redémarrer l’usine de fabrication de lait d’Oran (la CLO). Et le 5 juillet 1962, le jour où l’on célébrait officiellement l’indépendance, à peine sorti de l’usine, il se fit arrêter puis conduire dans un commissariat déjà bondé de non-musulmans. Après un moment qui lui parut l’éternité, quelqu’un le reconnut, »c’est un frère ! ». Lui, eut donc la chance d’être libéré. Mais, il savait, et Alleg savait aussi que les autres furent sans doute égorgés et jetés dans le tristement célèbre »Petit Lac » où des oiseaux charognards continuent aujourd’hui de se repaître, l’endroit étant devenu une décharge publique… (Ayant pu avoir accès à certaines archives en France, l’historien Jean-Jacques Jordi en fait un premier bilan dans »Un Silence d’Etat », publié il y a une année.)
Notre rupture avait donc eu lieu dans une salle de projection.
Si l’art du communisme consistait à s’abriter derrière des rêves de jeunesse, pour mépriser le réel, il était évident que je l’avais désappris depuis belle lurette, sans que j’ose même me l’avouer. En fait, le communisme avait failli, quasiment dès l’origine, dès le moment où Marx, justement dans »La Question juive », commença à s’attaquer aux »droits de l’homme », merci André Sénik de m’avoir permis d’en prendre conscience. Et moi, sans le savoir, je m’en étais éloigné, dès le moment où j’avais considéré qu’il n’y avait rien de plus important que la liberté d’expression et de conscience.
A ses toujours camarades, je leur laisse donc volontiers l’homme qui avait aimé ses œillères, ou qui n’avait pas eu le courage de les arracher, qu’elles se nomment goulag ou Akkache.
Quant à moi, j’emporterai l’espiègle, Harry Salem…