Grande dame alliant le travail acharné, méticuleux, documenté, à une finesse d’analyse, et une qualité d’écriture allusive, jamais démonstrative, qui aurait pu en faire une grande écrivaine. Et malgré cette ascèse, aussi disponible que généreuse de son temps. Une grande dame tout court. Tous ceux qui l’ont approchée le savent. On l’appelait Fanny.
Et puisque les hommages tenteront d’arrondir les angles, restituons leur rugosité.
La presse algérienne d’abord. Elle serait « une spécialiste de l’Algérie » (Moudjahid), une technicienne, sorte de coopérante, quoi! Voire même « une amie de l’Algérie », selon le très démocrate Watan. Or Fanny, étudiante à la Fac d’Alger dans les années 50, s’était engagée en faveur de l’indépendance de l’Algérie, à partir de ses convictions de chrétienne libérale. Et était devenue algérienne en acceptant l’humiliation de se plier au Code de la nationalité de 1963 qui stipulait que le « Musulman », seul, était automatiquement « Algérien ». Les chrétiens ont le sens du sacrifice. Les communistes aussi. Je puis en témoigner.
Dans le cas de Fanny, il fut immense, puisque son père fut assassiné par le FLN, dès le début de la guerre dite de « libération ». Le 20 Août 1955, l’ALN-FLN lance sa « première offensive militaire ». Car en fait une opération terroriste de grande envergure: dans l’ensemble du Constantinois, l’épicentre étant Philippeville, entre midi et 15 h, on massacre au faciès, au couteau, à la hache, à l’arme à feu. En quelques heures, environ 120 personnes, bébés, femmes, vieillards, travailleurs notamment de plusieurs mines, sont égorgés, tailladés, découpés, énucléés. Le père de Fanny, Jean Reynaud, 47 ans, né lui-même en Algérie, administrateur civil à El Milia, est mitraillé « sur la route alors qu’il revenait de superviser l’évacuation d’une quinzaine d’Européens assiégés dans la mine de fer de Sidi Marouf »(1).
Longtemps les amis de Fanny n’en sauront rien. Longtemps, pour ses propres enfants le sujet fut tabou.
Mais quand en 2007, Fanny vit mon film « Algérie, histoires à ne pas dire » dont le premier épisode était consacré à cet événement, elle me remercia, à contre-courant de l’intelligentsia algérienne qui s’empressa de m’attaquer alors que le pouvoir algérien venait de l’interdire. Par la suite, Fanny accepta de parler à Roger Vétillard qui préparait le seul ouvrage sérieux sur la question « 20 Août 1955, dans le Nord-Constantinois, Un tournant dans la guerre d’Algérie ».
Croyant que Fanny avait besoin d’encouragements pour se lancer dans un travail de réhabilitation de la mémoire de son père, je fis tout ce que je pus pour la persuader de s’y mettre. Elle accumulait les documents, mais ne franchit pas l’obstacle. Son fils écrivain, sa fille cinéaste, le pourront-ils?
L’obstacle était certes rude. Difficile de reconnaitre que les valeurs « universelles » pour lesquelles on a tant sacrifié, n’étaient que le pire des nationalismes ethnico-religieux, celui que Camus avait détecté dès le début. Pourtant rompre avec des idées, n’était pas si infaisable lorsqu’on est un intellectuel de la trempe de Fanny. Mais rompre avec des amitiés et des fidélités? Surtout lorsqu’on appartient à une minorité qui pour se faire accepter n’a d’autre option que la dhimmitude, laquelle pour un intellectuel consiste juste à s’interdire certains sujets. Pour un juif comme moi, Israël. Et pour une chrétienne comme elle, cette obligation à discrétion que le pouvoir savait obtenir y compris par l’assassinat (2).
Car dans son domaine, l’anthropologie, Fanny fut toujours dans la marginalité. Discipline séditieuse s’il en est dans une Algérie qui se veut « arabo-musulmane ». Rien ne devait écorcher le mythe. Ni l’enquête de terrain. Encore moins les sources de l’époque « coloniale » (3) ! Les chercheurs algériens auront donc un jour à rendre cet hommage à Fanny de leur avoir relégitimé un trésor de connaissances.
Cette marginalité était le moteur de sa recherche. La plus grande affaire de sa vie de chercheure fut l’islam paysan et son expression confrérique, dénigré comme »collabo du colonialisme » tant par le nationalisme et les Oulamas algériens d’avant la guerre, que par le pouvoir indépendant, qu’enfin par l’islamisme des années 90. Il fallait donc avoir un certain cran pour affronter l’établishment universitaro-politique, qui le lui fit assez payer sans pouvoir l’anéantir car Fanny, chercheur au CNRS français, avait les moyens de son indépendance.
Les Aurès, la Kabylie, et le Sahara furent ses principaux terrains d’enquêtes. Trois régions clés de la berbérité. Autant dire des poudrières, vu que pour la simple reconnaissance du fait linguistique berbère, il fallut combien de combats et plus d’une centaine de jeunes tués à bout portant par les « forces de l’ordre ». Et là aussi Fanny n’hésita pas à soutenir les multiples protestas de la Kabylie, et à défendre des gens comme Mouloud Mammeri, l’écrivain et professeur sanctionné, et Ferhat Mehenni le chanteur et dirigeant emprisonné, actuel Président du Gouvernement provisoire en exil de la Kabylie.
Il avait donc été naturel pour elle d’œuvrer à ce mouvement des années 80, sans équivalent dans le monde arabo-musulman, appelé le Rassemblement des Artistes, Intellectuels et Scientifiques, soit le R.A.I.S (« président » en arabe…) n’ayant qu’un seul but, au temps du parti unique: faire qu’une opinion ne puisse être un délit. Mouvement qui se réunissait là où c’était possible, et, en ces temps où l’on mettait si facilement en prison, souvent chez Fanny.
L’estocade à ce mouvement fut assénée par le Front Islamique du Salut (FIS), et sa branche armée, le GIA: chaque mardi un intellectuel ciblé était assassiné, visant les meilleurs, l’écrivain Tahar Djaout, le psychiatre Mahfoud Boucebsi, le dramaturge Abdelkader Alloula, le pédiatre Djilali Belkhenchir et Président du Comité contre la Torture, dont Fanny fut aussi membre, et des dizaines d’autres. Chaque mardi.
Dès le début de l’intellectocide, Fanny à Paris prit l’initiative d’entrainer Bourdieu, André Mandouze, Mohamed Harbi et bien d’autres, afin de créer le CISIA, Comité international de soutien aux intellectuels algériens, dont le flot d’exil allait s’amplifier. Et il fallut à Fanny déployer de terribles efforts pour que le CISIA ne serve pas d’organisation d’accueil des islamistes que l’Etat algérien combattait et qui eux aussi s’exilaient. C’était l’époque où les organes principaux de l’intelligentsia française, Le Monde, Libération, le Nouvel Observateur et Politis avaient décidé que les islamistes étaient les véritables victimes d’une dictature militaire, et nous les intellos assassinés par les islamistes, des « suppôts » de cette armée au pouvoir! Compromission avec l’islamisme qui a réussi à gangréner toute l’Europe et même les deux Amériques, et qui aujourd’hui délégitime les démocrates qualifiés d' »islamophobes »!
L’islamisme, en tous cas, eut pour conséquence de faire prendre une décision déchirante à Fanny en 1994: quitter à jamais sa maison d’Alger. Déchirante compte tenu des engagements algériens de Fanny, au prix même du silence concernant son père. Mais aussi parce l’exil des intellectuels algériens venait télescoper cet autre exil que nous avions passé sous silence, celui de ces Juifs et de ces Pieds-noirs qui 30 ans plus tôt furent poussés aux mêmes extrémités: devoir quitter leur pays natal, parce que le FLN était arrivé à ses fins: épurer l’Algérie de tous ses non-musulmans, en pratiquant tout azimut un terrorisme ciblé, au faciès (4).
Le condamner publiquement, même rétroactivement, fut au-dessus des forces de Fanny. Et comme c’est le même fil qui relie toutes les causes qui l’ont pratiqué et continuent de le pratiquer, telle la aujourd’hui « cause palestinienne », elle s’abstint de le tirer. Mais en émettant le vœu d’être enterrée aux côtés de son père, à Constantine, n’encourage-t-elle pas les siens à surmonter l’obstacle dont je parlais plus haut?
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(1) Et comme le précise Roger Vétillard in « 20 Août 1955, dans le Nord-Constantinois, Un tournant dans la guerre d’Algérie » (page 123 de la première édition) il n’était pas protégé par une détachement de la Légion, ce qui lui aurait évité effectivement d’être aussi facilement tué, contrairement à ce qu’a pu affirmer, sans aucune vérification, la pseudo-historienne Mauss-Copeaux.
(2) En Juillet 1976, le prêtre Jacquier est assassiné en plein Alger, à coups de poignard. « Acte d’un déséquilibré » conclut la Justice, comme elle l’avait fait trois plus tôt après l’assassinat du poète algérien d’origine aussi chrétienne, Jean Sénac.
(3) Boualem Bessaiah, ministre de la culture des années 80, publia un livre sur la révolte d’El Mokrani en 1871, pompé dans l’ouvrage sur les Confréries, du 19ème siècle, de Louis Rinn, ethnologue et officier de l’armée francaise… Et donna l’ordre au directeur de la Bibliothèque Nationale de l’ôter de la circulation.
(4) Deux exemples entre cent: Ben Khedda, président du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), 1961-1962, confirme dans son livre La fin de la guerre d’Algérie, Casbah Ed. 1998: « En refusant notamment la nationalité algérienne automatique pour un million d’Européens, nous avions prévenu le danger d’une Algérie bicéphale ».
Réda Malek, qui se veut un dirigeant moderniste et qui fut un 1er ministre anti-intégriste dans les années 90, conclut ainsi son récit des négociations sur les Accords d’Evian – Le Seuil, 1990: « Heureusement, le caractère sacré arabo-musulman de la nation algérienne était sauvegardé ».