Texte préparatoire pour la rédaction d’un ESSAI
sur
LES REPRESENTATIONS mises en cause par le film
Les réactions vives des spectateurs en Algérie et en France et la censure de l’Etat algérien nous avaient donné l’idée à deux sociologues, algérienne et pied-noire, d’étudier les représentations que le film avait bousculé.
Ce texte écrit par l’auteur du film était une première approche.
1 – Le film et les contextes….
C’est la première fois qu’un film dit la mémoire algérienne, musulmane, en rapport à la fin de l’époque coloniale, à la guerre et à l’Autre, Pieds-Noirs et Juifs.
Sur ces 3 sujets, cette mémoire était jusque-là muette, parce que non-sollicitée, malgré ou à cause d’une hypertrophie du discours officiel, et ce dans un contexte où la parole des historiens algériens ne se fait entendre timidement que dans des colloques à l’étranger au demeurant fort peu médiatisés.
En Algérie…
Les grands médias, l’école et l’université diffusent une histoire officielle, laquelle est tout à la fois mensonges, mythes, silences et caricatures.
On caricature l’Autre, assimilé de façon indistincte au « Colon », cad au « colonisateur » étranger, ce qui permet de présenter l’exode juif et pied-noir comme la conséquence normale et juste de l’accession à l’indépendance des « Algériens », assimilés aux seuls musulmans, le « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » servant alors à occulter celui « des peuples à demeurer sur la Terre où ils sont nés ».
On tait les nombreux massacres du « mouvement de libération nationale », à l’encontre de l’Autre, celui de l’autre « race » ou religion, mais aussi celui qui ne soumet pas au nouvel ordre autoritaire.
On cultive la mentalité victimaire pour laquelle l’histoire coloniale n’est qu’une longue suite d’exactions, ce dont témoignent facilement les chiffres gonflés et constamment ressassés des victimes : les 45 000 de 1945 et le million et demi de la guerre d’indépendance, alors que le Pouvoir aurait pu au cours des nombreux recensements réalisés depuis 1962, établir avec précision leur nombre.
Et on refuse de reconnaître l’existence de cette « histoire souterraine » dont parlait Jean Pélégri, celle des rapports métissés qui se nouaient dans le quotidien par les gens du peuple quelques soient leurs origines, pourtant extrêmement présente dans toutes les mémoires.
Face à la désinformation des officiels, et l’impuissance des historiens à imposer une recherche indépendante et à s’affranchir de la mythologie nationaliste, la seule source de vérité reste le Témoin, passif ou actif : celui qui a vu ou celui qui a fait.
Et c’est sur ces figures de Témoins que se construit un film qui fait la preuve qu’il existe bien une mémoire populaire prête à se dire pour peu qu’on la sollicite, malgré la chape officielle, la pression des tabous et des culpabilités collectives.
Le film en définitive ne fait que rendre public une parole privée.
En France…
Si la démocratie a de tous temps permis que des vérités sur la guerre soient dites malgré toutes sortes de censures, on doit attendre le nouveau siècle pour que des brèches importantes dans la culpabilité officielle et citoyenne permettent de commencer à dire sans complexe les violences de l’armée française et le sort des populations harkies, à de nouvelles générations d’historiens d’émerger dans le champ de l’histoire franco-algérienne, et … au nouveau Président de la République de dire – pour la première fois officiellement – ce que furent les violences de la colonisation (discours de Constantine en Décembre 07).
Il n’en demeure pas moins que la vision de l’histoire coloniale, de la guerre, et surtout des populations non-musulmanes y est presqu’aussi manichéenne et caricaturales qu’en Algérie…
La culpabilité française vis à vis du peuple algérien – partagée par la droite et la gauche – a pour effet de faire des « Européens » ou « Français d’Algérie », le responsable de la colonisation et de ses méfaits, de refuser de voir leur algérianité, ainsi que de dire que la guerre a été menée par les nationalistes algériens à partir d’une pensée ethnique.
Si en France les mémoires pieds-noirs, souvent captives de mouvements d’extrême droite, ont pu se dire avec des outrances qu’expliquent notamment les caricatures dont ces population ont été victimes en France comme en Algérie, il n’en reste pas moins que pour la première fois avec ce film, cette Mémoire du Pied-Noir et du Juif d’Algérie va être dite par l’Autre, l’Arabe, le Musulman …
2 – L’auteur du film
Un tel film raccordant tous les aspects de la guerre, et arrimant ce passé au présent, avec un point de vue affirmé, point de vue humaniste, seul JPL pouvait le faire, car malgré son ancrage dans l’Histoire, il est bien l’aboutissement d’un long parcours de vie, de citoyen, et de cinéaste.
Par ses origines familiales, il résume la différence communautaire, sa mère est juive, juive berbère (et non « sépharade » d’Espagne), dont l’oncle et le cousin font partie du fameux orchestre andalou du grand Maître Cheïkh Larbi Bensari et son père d’origine espagnole, descendant de pauvres immigrés arrivés à Oran, à l’origine d’abord par une femme, depuis plusieurs générations.
Les origines modestes de ses parents – sa mère commença à travailler à 11 ans dans l’usine de Tapis de Tlemcen, la MTO, et son père lui à 15 ans comme bourrelier – lui ont fait ignorer les quartiers ghettos : les bas loyers des quartiers pauvres qu’ils habitaient favorisaient la mixité.
Les origines politiques de son père, militant du parti communiste algérien, au moment où il est fondé, en 1936, lui font connaître une autre mixité, celles des grands meetings politiques et syndicaux, des grandes manifestations du 1er Mai, le plus souvent interdites et donc réprimées, et très jeune (6-7 ans) la conviction qu’il faut mettre fin au colonialisme, et que « l’Algérie doit être algérienne, comme la France est française, l’Allemagne allemande, l’Italie…. ».
La religion n’est pas non plus une cause de distinction : son père est un athée convaincu qui « ne croit que ce qu’il voit » et sa mère, une juive qui se permet du jambon, et fait allumer ses lumières le samedi, plus par nostalgie que par conviction. Sa grand-mère paternelle est une croyante qui prône la tolérance et ne fait aucun prosélytisme, tandis que sa grand-mère maternelle est aussi croyante bien que de façon plus stricte, obligeant ses enfants lorsqu’ils sont sous son toit à pratiquer.
Au moment de l’indépendance, contrairement à la quasi totalité des communistes européens venant de sortir des prisons et des camps, qui humiliés par le Code de la Nationalité adopté en Nov 62 (on n’est automatiquement Algérien que lorsqu’on est musulman), son père reste, demande la nationalité algérienne et l’obtient assez rapidement au bout d’une année.
L’auteur, lycéen, lors des manifestations du, 1er Mai 63 et 64 , chante dans le cortège étudiant, cette chanson que son père chantait et qui est distribuée sous forme de tracts, « l’ Internationale qui demain sera le genre humain ».
Le soir, il alphabétise les ouvriers du quartier. Et le dimanche, il va faire des écritures comptables dans les Comités de gestion de la Mitidja.
En 65, il fait partie de ceux qui organisent le Festival Mondial de la Jeunesse, annulé par le Coup d’Etat de Boumedienne.
Aussitôt il distribue les tracts clandestins de l’ORP qui condamne « la dictature », et durant de nombreuses années va dénoncer la torture et l’exil dont ses dirigeants ont été victimes.
Il suit la transformation de l’ORP en PAGS qui se veut le continuateur du PCA.
Il fait ses études de cinéma au VGIK de Moscou. Et son engagement pour soustraire l’UNEA (l’organisation des étudiants) des menées de caporalisation de l’Ambassade algérienne, lui valent d’être inscrit sur les listes de la Sécurité Militaire et de ne pouvoir revenir dans son pays qu’ à la fin de ses études, en 1976.
Cet exil l’empêche de déposer plus tôt au Ministère de la Justice sa demande de nationalité (de 65 à 71, il avait bénéficié d’un passeport algérien obtenu avec le certificat de nationalité du père). Malgré de nombreuses interventions, son dossier déposé en 76, reste sans suite durant 4 ans, et il doit sa nationalité à un copain de lycée dont le père, secrétaire général depuis des lustres, cadre administratif sans doute d’avant même l’indépendance, le ressort des oubliettes.
Convaincu depuis toujours que la justice doit se défendre, il est de toutes les causes et de tous les mouvements de contestation et de liberté, dès son retour au pays.
Toujours membre du PAGS clandestin.
Animateur de l’organisation des cinéastes, l’UAAV, qui est la seule à avoir pu échapper à la tutelle du FLN, et qui se saborde quand elle ne le pourra plus (en 86).
Créateur et un des principaux animateurs du R.A.I.S, un Mouvement libre qui rassemble artistes, intellectuels et scientifiques de toutes opinions, qui au temps du parti unique du FLN se bat publiquement pour qu’une opinion ne soit plus considéré comme un délit.
Membre fondateur du Comité contre la Torture qui se crée dans la foulée de la protestation contre les pratiques massives de la torture dirigée essentiellement contre la jeunesse après la révolte d’Octobre 88.
Membre fondateur du « Comité pour la vérité sur l’assassinat de Tahar Djaout » sur qui on a tiré le 27 Mai 93, et dont un des membres est assassiné une semaine après sa création, le Pr Mahfoud Boucebsi.
Menacé lui-même et assigné à une protection policière, il cède à la demande de ses amis et quitte son pays la fin Juin 93.
Il revient cependant une année après, au plus fort du terrorisme dont les intellectuels sont la cible privilégiée, quelques semaines après l’assassinat Asselah, le Directeur des Beaux Arts d’Alger et Alloula le dramaturge oranais en Mars 94, pour filmer durant 3 semaines dans différentes villes, un moyen métrage qui se veut « deuil de ses amis et résistance à l’intégrisme », Chroniques algériennes…
Avec l’exil qui traumatise l’auteur commence alors une nouvelle vie, une nouvelle réflexion, un nouveau cycle de films qui font office de thérapie.
Avec « L’Oasis de la Belle de Mai » dont le personnage principal est Denis Martinez, peintre algérien d’origine espagnole, en exil comme lui, et « Lisette Vincent, une femme algérienne », héroïne de son enfance, fille d’un gros colon oranais et anticolonialiste, qu’il filme 4 ans avant sa mort, l’auteur tient en fait à affirme une algérianité allant au-delà de la conception nationaliste instituée en Code de la Nationalité en 62, et fondée sur l’origine arabo-musulmane.
En présentant ses films un peu partout en France, il s’aperçoit vite que les salles réunissent tous les exilés d’Algérie de différentes époques et qu’une même émotion les réunit, les Pieds Noirs et Juifs victimes d’un des grands exodes de l’Histoire, et dont il avait été séparé en 62, les émigrés ou enfants d’émigrés de plusieurs générations, harkis et enfants de harkis, sans compter les nouveaux exilés fuyant le terrorisme intégriste…
Ce déracinement va devenir le thème des 3 films suivants, on pourrait dire son obsession, que l’auteur appelle désormais sa « trilogie » : « Algérie, mes fantômes », « Un Rêve algérien », et le dernier « Algérie, histoires à ne pas dire »…
Dans le premier, tourné en France, il affronte ses fantômes, tous ces personnages que l’Algérie indépendante avait fait fuir et qu’il avait lui aussi refoulés.
Dans le second, tourné en Algérie, il s’intéresse à ceux qui ont su transgresser les barrières de leurs propres communautés, la famille communiste algérienne dont il provient.
Et dans le troisième, en quête de l’Absent, les Pieds noirs et Juifs ayant « quitté précipitamment leur pays » en 62, il va.filmer durant presqu’une année en Algérie, d’est en ouest, celles et ceux qui en ont gardé la mémoire, les Algériens musulmans… Et vérifie que la sensation d’amputation qui ressort des récits d’exil de Juifs et de Pieds Noirs est tout à fait réciproque…
Il aura donc fallu 14 ans d’exil et de travail sur lui-même grâce au cinéma pour que l’auteur arrive à formuler ce qui en Algérie et en France, reste refoulé :
- la cohabitation était chose possible puisqu’elle se pratiquait déjà malgré les inégalités systémique du colonialisme…
- à son échec, attribué généralement aux « Français d’Algérie » (sic et resic), le nationalisme y a aussi sa part de responsabilité.
3 – L’inédit du film
Si sur la guerre d’Algérie ont été réalisés en France, durant les deux dernières décennies, et notamment ces dernières années, des films sur le vécu de soldats et celui des « Français d’Algérie », jamais n’avait été produit avec une participation financière algérienne (dont la TV), un film documentaire réalisé par un Algérien, certes comme on l’a vu avec une histoire très particulière, construit à partir de la mémoire des Algériens berbéro-arabo-musulmans, et évoquant les multiples relations entre les communautés, autant les connivences, amitiés, voire amours, que les haines, guerres, massacres…
Cette émergence par le film de ceux qui jusque là étaient les absents de la Parole mémorielle concernant la période coloniale, ne manquera pas d’étonner voire de choquer tous ceux qui s’étaient habitués au discours manichéen sur les colonisations et les populations européennes, désignés souvent péjorativement par un retournement de l’ironie « des colonisés », comme des « petits blancs » .
Cet inédit thématique est mis en valeur plus encore par la forme cinématographique mise en œuvre. Ce film n’est pas en effet une longue suite d’interviews, statiques, de différents personnages interrogés, tronçonnés, montés, dans un ordre voulu uniquement par un auteur-manipulateur.
Il s’agit là tout au contraire d’un film où les 4 personnages principaux – restitués dans leurs dimensions tragique et épique – retournent volontairement sur leur passé parce que cette quête à une importance décisive pour leur propre vie présente…
Et où l’auteur ne se dissimule pas derrière une caméra « objective », mais se manifeste de différentes manières, par les mouvements mêmes de la caméra « subjective » qui s’identifie à son regard, par ses rencontres avec les personnages où il se fait connaître du spectateur, enfin par ses interpellations des personnages, principaux ou secondaires…
Quête, dont les enjeux concernent autant le passé que le présent, inscrite donc dans l’actualité de ce que certains appellent « la 2ème guerre d’Algérie », guerre qui a fait autant ou presqu’autant de morts que la première, mais qui cette fois n’a plus de caractère communautaire, même si la religion est tout aussi instrumentalisée, la rebellion se justifiant aujourd’hui comme hier durant la dite « guerre d’Algérie », par la guerre sainte, le « Djihad »…
(le mimétisme des représentations autour de ces deux guerres pourtant bien différentes, allant jusqu’à désigner de « nouveaux pieds-noirs » le million d’exilés fuyant le terrorisme islamiste, l’insécurité et le désespoir du pourrissement d’une guerre sans fin, déjà le double de la première).
4 – Réactions premières et à venir…
Méfiantes, les autorités algériennes représentées par le Ministère de la Culture, ont exigé de visionner le film… puis annulé les 3 avant-premières programmées à la mi-Juin 07, à Alger, Constantine et Oran, suite au refus de l’auteur arguant de l’inexistence officielle en Algérie de Commission de Censure.. .
L’auteur a alors organisé des projections privées, mais non clandestines, fin Juin 07, qui elles n’ont pas été interdites. En Novembre dernier, une association, « Cinéma et Mémoire » a présenté le film à la Cinémathèque de Béjaïa.
La Presse qui a massivement soutenu l’auteur dans son combat contre la Censure, s’est faite plus discrète par rapport au contenu du film. Pourtant jusqu’à présent les quelques articles parus dans la presse francophone sont plutôt positifs : ils signalent l’inédit du film, et saluent le courage de l’auteur.
Malgré ses demandes réitérées, l’auteur-producteur-distributeur n’a toujours pas obtenu du Ministère de la Culture, le visa d’exploitation commerciale.
Le film se trouve donc dans la situation paradoxale où il n’est ni autorisé ni interdit et l’on peut se demander si les Autorités n’attendent pas la sortie publique en France – prévue fin Février 08 – pour déclencher une campagne contre le film, en prenant appui sur certaines réactions que le film ne manquera pas de provoquer en France dans certains milieux pieds noirs dont le ressentiment a été manipulé par l’extrême droite.
C’est pour tenter de déjouer cette stratégie, que l’auteur a proposé à l’unique Ciné Club d’Alger Chrysalide de présenter le film, lequel le programme à la mi-janvier 08.
Si cette projection en plein cœur de la Capitale, et le débat qui s’ensuivra, était relayée par la presse, alors peut-être les Autorités se manifesteront –elles, par l’intermédiaire soit du Ministre des Anciens combattants qui s’est distingué dernièrement pas ses propos anti-sémites, quelques jours avant l’arrivée du Président de la République française, soit par le relais de ses « intellectuels organiques »…
La gestion historique et symbolique par l’Etat algérien étant parfaitement connue et analysable, il est possible de se faire une idée des réactions que le film va engendrer, dès lors qu’il sortira de son actuelle confidentialité…
De plus, après les projections privées de Juin dernier, le film ayant circulé dans les milieux intellectuels et politiques, grâce aux quelques DVD laissés par l’auteur et depuis démultipliés, puis également après la véritable avant –première algérienne du film ayant eu lieu … à Montréal, à l’initiative d’une Association algérienne et devant un public essentiellement algérien, il nous a été possible d’engranger un grand nombre de réactions.
En France, le film a aussi été montré quelques fois, durant la phase terminale du montage, puis une fois terminé, enfin durant deux Festivals (Amiens et Roubaix), devant des publics divers, cinéphiles et concernés directement par l’histoire franco-algérienne, d’origines française, pieds-noire, juive, émigrée, harkie…
Il est donc possible dès à présent d’en répertorier les principales tonalités, et même d’établir un premier classement…
5 – Sept Représentations mises en question par le film
(premier recensement)
1 – Complexité des rapports intercommunautaires
La guerre, surtout sa fin, l’exode, les traumatismes, les silences officiels, et les manipulations politiciennes de la mémoire dans les deux pays, ont largement favorisé une écriture manichéenne de ces rapports, qui n’auraient été marqués que par l’extériorité, et la conflictualité.
Le film montre le contraire, donnant raison à l’écrivain pied noir Jean Pélégri qui ne cessa d’attirer l’attention sur les histoires souterraines bien différentes, voires opposées aux histoires apparentes…
Ce que démontrent aussi quotidiennement depuis quelques années, les retours de Pied noirs et de Juifs magnifiquement accueillis par leurs anciens voisins, mais aussi par les jeunes, dans leurs lieux de résidence d’origine, villes ou campagnes…
Les récits de convivialité des Pieds noirs et Juifs, étaient généralement mis jusque là sur le compte d’une nostalgie idéalisante, comme le prolongement d’un ancien déni de voir « l’horreur du colonialisme ».
En France par mauvaise conscience collective et pour faire oublier que la colonisation a été décidée et se maintient à partir de Paris, comme en Algérie sous l’effet de l’idéologie nationaliste, on s’est habitué à identifier le système colonial à la population non-musulmane dans son entier.
On aurait donc deux populations, celle des colonisés et celle des colonisateurs ! L’Européen et le Juif, sont être réunis dans l’imaginaire des Français comme des Algériens, sous le vocable de colon… !
Peu importe que nombreux « colons » marchent en espadrilles trouées, et que des colonisés ne se déplacent qu’en costards achetés à Paris. Colons/ colonisés !
Dans les deux pays, donc, on aura du mal à imaginer que les hommes n’étant pas déterminés comme des robots, les logiques coloniales et nationalistes fondées sur l’exclusion de l’Autre, vont être contredites dans tous les espaces où femmes et hommes de diverses religions ou ethnies vont se cotôyer (le quartier, la cour des maisons, la terrasse, le marché, l’école, le travail, les lieux de détente : mer, cirque, fêtes) et échanger (des paroles, des aliments, des solidarités…).
Ce sont ces logiques tout simplement humaines, fondées effectivement sur des valeurs égalitaires, qui vont sembler aujourd’hui idylliques et donc empreintes de « nostalgie » à ceux qui n’ont pas connu cette époque ou qui par leurs origines sociales et/ou géographiques, n’ont jamais vécu la moindre mixité (quartiers huppés pour une minorité non-musulmane, et montagnes pour certains Arabes).
2 – Comportement du Mouvement de libération vis à vis des populations pied-noires et juives…
Jusque-là les récits des violences subies par les minorités ethniques étaient le fait de ces dernières, et donc considérés comme partiaux.
Alors que l’on parle généralement de guerre des mémoires, les témoignages de ce film démontrent au contraire que les mémoires musulmane et pied-noire, en fait se recoupent.
Pour la première fois, dans ce film, des Témoins actifs membres du FLN-ALN certifient leur véracité, disent leur implication personnelle dans les violences contre des civiles ou les justifient par la nécessité de bouter hors d’Algérie des « populations étrangères »
Le Front de libération nationale qui bénéficie à cette époque de la sympathie universelle au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » , révèle ainsi un nouvel aspect jusque là soigneusement dissimulé, que l’on peut qualifier de pensée ethnique – la violence organisée contre les populations civiles non musulmanes se pratiquant au faciès – laquelle en temps de guerre ne peut avoir d’autre issue que l’ethnocide.
Ces révélations, impossibles à dénier, puisqu’elles émanent de leurs auteurs mêmes – pour la première fois sur un écran – créeront un malaise tant en Algérie qu’en France, dans tous les milieux, car elles mettent à mal plusieurs autres représentations liées à cette période de l’histoire franco-algérienne.
3 – La population dite « européenne »
En France et en Algérie, cette population très hétéroclite, pour l’essentiel d’origine juive berbère (avant JC) ou espagnole (15èm siècle), et chrétienne, venue de tout le bassin méditerranée suite à la colonisation de l’Algérie par la France royaliste, républicaine et impériale, et dont seule une extrême minorité vient de France, est généralement appelée « Français d’Algérie ».
La majorité des concernés eux-mêmes qui s’étaient reconnus dans cette désignation, l’ont abandonné pour le vocable « pied-noir », lorsqu’ils se sont senti trahis par la France, et ont été poussés vers l’exode.
Les changements de vocables pour désigner cette population tout au long de l’histoire de la colonisation disent le désir de construire une identité qui distingue à la fois de la population française et de la population arabo-musulmane.
La difficulté à formuler la spécificité d’une identité en formation est certes la conséquence d’une immigration récente et très diversifiée, mais exprime aussi la peur de toutes les minorités ethniques.
Ces enfants d’immigrés d’une dizaine de pays méditerranéens qui se coupent de leurs origines nationales, se regroupent sous le pavillon d’une Europe (déjà !) qui ne serait donc ni les Indigènes, ni la France, accepteront massivement la nationalité française, comme les Juifs avec la proposition Crémieux, et ce sans doute pour la même raison : bénéficier d’une protection qui amortisse le déséquilibre numérique.
Cette peur et ce besoin de protection face à une majorité dont l’imaginaire se construit autour du fantasme de l’étranger en religion souillant la pureté musulmane et d’une future reconquista purificatrice, explique aussi sans doute que le « parti communiste algérien » seul parti qui tout à la fois a proposé une nouvelle idée de l’identité nationale tenant compte de toutes les origines, et l’a réalisé en son propre sein, soit resté minoritaire dans les populations européenne et musulmane.
Toujours est-il que le vocable « Français d’Algérie » autorisera toutes les simplifications et les caricatures, et arrangera les desseins de tous ceux qui veulent, comme en Algérie les rejeter, soit comme en France, les instrumentaliser et les manipuler.
Pour les Français, ils seront dans la phase d’expansion, des entrepreneurs de la colonisation, et dans les périodes de guerre, des boucs émissaires pratiques chargés de toutes les responsabilités, qui font oublier que les concepteurs de la politique coloniale se trouvent bien dans leur capitale.
Quant aux nationalistes algériens, le vocable favorise leur idéologie et leur politique attribuant à ces immigrés le caractère « d’étrangers », voués donc à quitter l’Algérie le jour où il sera mis un terme à la colonisation. C’est dans les années 40, lorsque la France est mise à mal par l’Allemagne hitlérienne, que surgira sur les murs d’Algérie, le slogan nationaliste « La valise ou le cercueil », qui condense clairement une vision, une intention, une pensée – que nous avons appelé ethnique – et bientôt une manière de conduire la guerre, dont la finalité va être de n’offrit d’alternative que le départ…
Aussi la mémoire des simples citoyens algériens ayant vécu le quotidien modeste des Pieds-noirs et disant la cohabitation avec leurs frères, et le partage des joies et des tristesses, déconcertera en Algérie le discours officiels, comme en France les préjugés du commun, sur cette population, son identité et sa responsabilité. Elle confirmera au contraire la mémoire pied-noire dévalorisée jusque-là comme « nostalgique »…
La vive intervention de l’auteur lui-même, à l’intérieur du film, revendiquant clairement le terme d’ « Algérien » pour lui comme pour sa communauté, ne manquera pas en Algérie de troubler tous ceux qui à cause de leur appartenance à la majorité n’avaient rien trouvé à dire d’un Code de la nationalité que l’on qualifierait en France de « lepéniste », et en France de faire écho à tous ceux qui au nom d’une conception républicaine, réclament l’élargissement de la francité à tous les enfants d’immigrés du Maghreb et aujourd’hui d’Europe de l’Est…
Le Mouvement dit des Indigènes, qui pose avec agressivité le problème de l’inscription dans la francité des nouvelles immigrations africaines, tout en magnifiant les mouvements indépendantistes africains, des années 50 et 60 d’indépendance, jusqu’à se donner lui-même comme un « mouvement de libération », devrait par exemple avoir du mal avec les propos d’Algériens et l’orientation de ce film.
4 – L’idéalisation du Nationalisme.
Au nom de la nécessité d’en finir avec un système rejeté par les peuples et condamné par l’Histoire, la lutte de ceux qui se révoltaient a été justifiée ainsi que les moyens utilisés.
Les excès ou les écarts, au pire de simples bavures, n’étaient que la conséquence de l’oppression subie. La violence ethniquement ciblée a même pu être célébrée par Sartre dans sa préface aux Damnés de la Terre de Fanon : quand un européen est tué, c’est d’une pierre deux coups. Un oppresseur est tué et un colonisé libéré !
Cette idéalisation se fondait sur le principe que les moyens quels qu’ils soient sont justifiés par la justesse de la cause ou par l’inégalité des forces en présence, qu’on exprime habituellement en Algérie par la formule de Larbi Ben M’hidi : « Donnez nous vos tanks, nous vous donneront nos couffins » (couffins, dissimulant des bombes…).
Or c’est justement ce principe dont l’auteur lui-même interroge la justesse dans un dialogue avec une maquisarde, interrogation réitérée dans la quatrième partie du film, par le personnage principal, un jeune homme de théatre oranais en train de mettre en scène précisément la pièce de Camus « Les Justes »…
Il n’en reste pas moins que le Nationalisme reste idéalisé, en Algérie comme en France, pour des raisons différentes.
En Algérie, la violence islamiste a traumatisé la conscience nationale qui s’était vécue jusque là sur le mode de la fraternité et de l’unicité. Malgré une politique de réconciliation nationale extrêmement laxiste, ne demandant aucun compte aux assassins, et le fait qu’elle soit remise en cause quotidiennement, les réconciliés récidivant facilement après une pause, la société algérienne préfère privilégier une image idéale de soi, comme si les agents de la violence n’étaient pas des Algériens.
Ce besoin populaire est naturellement encouragé par un pouvoir qui n’a plus d’autre légitimité que celle précisément de l’Histoire du mouvement de libération…
En France, l’inscription massive dans la francité des nouvelles générations d’enfants et de petits enfants d’immigrés maghrébins et surtout algériens, provoque des remous et modifie l’Identité française, fondée elle aussi jusque là sur des critères ethno-religieux restreints.
Cette entrée dans la francité se fait au nom d’une différence qui se fonde également sur une image idéale de soi, de l’islam mais aussi de l’origine nationale, dont l’acte fondateur se situe dans la guerre d’indépendance…
5 – Violence d’hier et d’aujourd’hui
Les propos des témoins actifs du film ne vont pas seulement mettre à mal cette image idéale de soi et du nationalisme, qui servent aujourd’hui de tremplin en France d’entrée dans la francité, et en Algérie à surmonter le traumatisme de l’accroc narcissique de l’islamisme.
Ils vont aussi rendre impossible de surseoir plus longtemps au nécessaire questionnement sur le lien entre les violences d’hier et d’aujourd’hui…
Ce questionnement, pourtant à fleur de raison, est resté refoulé. Il est difficile en effet de refuser aux islamistes des moyens que l’on continue à justifier pour les nationalistes.
En inversant la formule : ce sont les moyens qui doivent justifier les fins, Camus face à Sartre, ne donne-t-il pas la seule assise pacifique au développement d’une humanité fondée sur la différence ethno-religieuse, la mixité et la coexistence de minorités et de majorités, cad la pensée humaniste.
On pourrait ainsi comprendre le regain d’actualité de la pensée camusienne ridiculisée dans les années 50 et 60, car ravalée à un moralisme abstrait… et l’éclipse de la pensée sartrienne…
6 – La Nationalité…
Le nationalisme, procède en fait d’une conception de la Nation fondée sur des critères ethno-religieux et sur une antériorité que l’on peut résumer ainsi : l’Algérie a été arabo-musulmane avan la colonisation française, elle doit le redevenir après.
Cette pensée qualifiée « d’ethnique », est de fait la pensée principale qui anime le FLN dans sa manière de mener la guerre intérieure et ceci explique qu’il ne cherche pas seulement à mettre fin au système colonial (discours sur le front diplomatique), mais aussi à accéder à l’indépendance dans un pays où il n’y aurait plus, ni juifs ni pieds noirs.
Ce que confirme le Code de la Nationalité, deuxième grand texte adopté juste après la Constitution qui stipule déjà que l’Islam est religion d’Etat…
Or une des rares fois, où l’auteur du film intervient avec une certaine énergie, c’est précisément quand il lui faut affirmer son algérianité légitimée par une présence de plusieurs générations sur le sol algérien.
Ce qui va à l’encontre de l’identification communément acceptée en Algérie et en France, des Algériens aux noms à consonance musulmane.
7 – De la Vision Ethnique au Racisme ordinaire
Pour aussi choquant que puissent paraître dans le film, telle ou telle réplique, tel ou tel fait, il faut bien reconnaître qu’ils forment une incontestable cohérence : lorsque l’on fonde consciemment ou non, la nationalité sur des critères ethno-religieux, il devient normal :
- de qualifier des populations qui vivent depuis plusieurs générations dans le même pays, de « présence étrangère »
- de vouloir les en chasser
- d’appeler au combat au nom de l’Islam, l’Ennemi devenant l’Infidèle, celui de l’autre religion, cad un sous homme.
- de les déshumaniser afin de pouvoir les détruire sans état d’âme (l’odeur des Juifs… ou encore ces hommes dégénérés qui se font commander par leurs femmes…)
Le colonialisme étant fondé sur des valeurs racistes, on a spontanément tendance à créditer un mouvement qui le combat de valeurs contraires, et il est donc toujours désagréable de constater que le nationalisme, algérien comme d’autres, s’est aussi construit sur des valeurs raciales et donc racistes…