Entretien avec BRUNO LEFORT / Mouvement de la Paix

Sorti fin 2003, Un rêve algérien est le titre du film documentaire de Jean-Pierre Lledo. Né à Tlemcen en Algérie, exilé en France depuis 1993, Jean-Pierre Lledo a demandé à Henri Alleg de retourner en Algérie afin d’y retrouver ses compagnons de l’époque coloniale. Le réalisateur a choisi de filmer les retrouvailles du célèbre journaliste, auteur de La Question , avec les personnes qui avaient partagé son rêve d’une autre Algérie.

L’arrivée d’Henri Alleg à Alger

Quarante ans après, Henri Alleg revient sur les traces de son passé. D’Alger à Oran, il retrouve ses souvenirs, ses amis d’Alger Républicain et ne peut retenir ses sanglots, notamment lorsqu’il pénètre dans l’immeuble où il a été torturé…

• Racontez-nous ce « rêve algérien » ?

Dès les premières images, je dis aux spectateurs que nous allons commencer ce voyage pour essayer de retrouver ce « rêve algérien » disparu. C’était en fait le rêve d’une Algérie multiethnique où toutes les catégories de la population existantes (les berbero-arabes-musulmans, les juifs et les pieds noirs) co-existeraient, seraient mélangés. A cette époque, les communautés vivaient plutôt séparées, se faisant la guerre par les préjugés, le racisme mutuel. Pour les uns, les arabes étaient des gens inférieurs, des sous-hommes et pour les autres, les européens étaient tous des colonialistes.

Dans ce milieu où j’ai vécu, il y avait des femmes et des hommes qui bravaient les préjugés de leur communauté d’origine pour vivre sur d’autres lois que les lois communautaires. Ils faisaient des choses ensembles, luttaient ensemble… Ils nous montraient le chemin que nous avons à faire pour aller vers la paix. Ce qu’ont fait ces Hommes, c’était une action de paix, une alternative pour l’Algérie. Il y avait une très grande fraternité. Donc, le « rêve algérien », c’était en quelque sorte cette Algérie multiethnique qui n’a pu se réaliser. L’histoire en a décidé autrement.

• Pourquoi avez-vous demandé à Henri Alleg de mettre en image son retour en Algérie ?

Henri Alleg était le directeur d’Alger Républicain (1950-1955). Ce journal, qui rentrait chez moi chaque jour, était le seul quotidien anti-colonial de cette époque. Il se distinguait plus encore par le fait que face à l’idéologie dominante de la discrimination, il ne se contentait pas de produire une idéologie inverse, mais d’adopter une manière de vivre anti-discriminatoire. Henri Alleg représentait pour moi Alger Républicain et Alger Républicain représentait la métaphore de ce rêve.

Je l’ai aussi choisi parce qu’il a écrit La question . Il est le premier torturé en Algérie à avoir relaté la torture, à avoir témoigné de cela. Depuis plusieurs années, je m’interrogeais sur ses motivations et je me demandais pourquoi ce jeune homme, qui n’était pas né en Algérie, allait être prêt à un acte aussi extrême que de mourir pour un pays qui n’était pas le sien. Je trouvais ce questionnement totalement en phase avec ma recherche de ce rêve.

Jean-Pierre Lledo, accompagné d’Henri Alleg, revient dans le quartier de son enfance à Oran

• Vous dites dans le film : « mon rêve reçoit ici une sépulture. L’Algérie a été indépendante mais n’a pu être fraternelle». Ce film est-il pour vous une volonté d’enfouir ce rêve ?

Mon travail de cinéaste, c’est de retrouver ce rêve, lui donner un corps, le récupérer et lui donner une sépulture. Une des dernières scènes du film se situe dans un cimetière pour un hommage à un de leurs collègues tué pendant la guerre : Henri Maillot. En se retrouvant autour de cette tombe, il y a l’idée que ce rêve n’est plus perdu. On voit sa trace et là, il peut refleurir. Il y a certes le côté triste mais aussi le côté optimiste : l’espoir. Pour moi, c’était important de dire aux jeunes générations, tant algériennes que françaises, qu’il est toujours possible de refaire ce qu’ont fait ces gens.

Le film n’est pas un documentaire d’enquête, ni un essai historique où l’on s’interroge sur les pourquoi et les comment de l’histoire. C’est un film qui fonctionne sur l’émotion des retrouvailles, qui ouvre des perspectives et favorise les questionnements. Je voulais être positif, montrer cette fraternité vécue. Pourquoi cette humanité nouvelle que ces hommes et ces femmes nous proposaient, n’a pas marché ? C’est finalement à tout le monde de s’interroger.

• Votre film mêle sensibilité, émotion, tristesse, humanité… Se présente-t-il comme un message de paix ?

Les jeunes qui n’ont pas connu cette partie de l’histoire sont touchés par le message humaniste des personnages et du film. C’est extrêmement émouvant de voir, 40 ans après, un homme encore éprouvé par le regret d’avoir eu une pensée de vengeance pour ses propres tortionnaires.

Les retrouvailles d’Henri Alleg et de Kader Benzegala

Un autre personnage du film Kader Benzegala est reconnu par son tortionnaire au moment de son arrestation comme compagnon pendant la seconde guerre mondiale. Il ne le torturera finalement pas. La France n’a pas été que la guerre et le colonialisme. Elle a été aussi l’anti-colonialisme et la solidarité.

Le mouvement pour l’indépendance de l’Algérie était mené au nom des valeurs-mêmes sur lesquelles la république française s’est fondée : « Liberté, égalité, fraternité ». Ces hommes et ces femmes en surmontant les préjugés racistes ambiants, en se rebellant contre le système colonial, contre le pouvoir en place en France, voulaient simplement éviter cette guerre et faire que l’Algérie puisse vivre en paix avec la France.

• Le Mouvement de la Paix tisse des liens importants avec des mouvements algériens. Pensez-vous possible d’aller vers un rétablissement des relations entre les deux pays ?

La refondation des relations entre la France et l’Algérie ne pourra exister, à mon sens, que sur la reconnaissance de ce qui s’est passé réellement : aussi bien les aspects positifs comme il y a dans le film d’ailleurs (l’introduction en Algérie, à travers la France, des valeurs républicaines, du rationalisme) que les aspects négatifs liés au système colonial.

Les femmes et les hommes dans ce film donnent idée de la tournure que peuvent prendre les relations entre l’Algérie et la France : cela ne peut se faire que sur la base de l’égalité. Un personnage dans le film se dit offusqué des leçons que la France veut donner à l’Algérie. Ce côté donneur de leçon a souvent créé des crispations. Mais toutes les relations faites de manière égalitaire ont toujours été les bienvenues en Algérie. Donc, je crois que les relations liées au développement, ce qu’a entrepris le Mouvement de la Paix avec les Algériens, participent à la logique de ces femmes et de ces hommes.

• Et vos projets avec le Mouvement de la Paix …

Les comités bretons du Mouvement de la Paix avaient lancé en 1998 le mouvement de solidarité vis-à-vis des démocrates et de l’Algérie. J’y ai participé avec mes films « Chroniques algériennes » et « L’Oasis de la Belle de Mai ». Nous avions fait une tournée en Bretagne, à Brest, Morlaix, Saint-Brieuc … montré des films, parlé, expliqué ce qui se passait en Algérie. Ce soutien du Mouvement de la Paix à la démocratie, contre l’islamisme en Algérie, avait été pour nous très important parce que, même en 1998, certains en France minimisaient encore le danger de l’islamisme. A l’époque, on considérait que l’islamisme était en quelque sorte une étape obligée de l’Algérie, et qu’on devait passer par là dans tous les pays musulmans. On voulait confondre religion musulmane et système fascisant basé sur une certaine interprétation de l’Islam. Et là, le Mouvement de la Paix a été d’un grand apport. A partir de la démonstration que le Mouvement de la Paix était vraiment solidaire des démocrates algériens, des relations ont pu se nouer directement avec la société civile, avec des universités, par l’intermédiaire de jumelages…

Propos recueillis par Bruno Lefort

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