Jean-Pierre Lledo est né à Tlemcen en 1947.
Après l’indépendance, cause que son père communiste a soutenu, sa famille reste en Algérie.
En 1993, le réalisateur algérien menacé par les islamistes, s’exile en France mais retourne dans son pays pour y tourner 3 films. « Algérie, histoires à ne pas dire », le dernier, est un documentaire qui fait revenir des Algériens sur leur passé. La présence européenne et juive, devenue absence, quelle trace a-t-elle laissé dans les mémoires des hommes et des femmes de ce pays ? Jean-Pierre Lledo ne prétend pas avoir réalisé une enquête historique, il s’agit plutôt d’une quête, de questionnements inlassablement reposés et c’est là toute la force de son documentaire.
Votre film a été plusieurs fois déprogrammé en Algérie …
Il s’agit d’une censure qui ne dit pas son nom. Le départ de plus d’un million de personnes, au moment de l’indépendance, c’est-à-dire plus du 10e de la population, est une question taboue, refoulée. J’ai voulu interroger les mémoires, entendre les récits parfois terribles notamment des massacres de Skikda1, ou d’Oran2 , l’assassinat de Raymond Leyris3. Il en ressort que ces actes n’ont rien eu de spontané, mais ont été la conséquence pratique d’une pensée, ethnique, où l’ennemi est l’Autre. Le non arabo-musulman, est désigné comme l’Etranger. Assimilé au système colonial. Donc à abattre.
Vos personnages parlent de guerre, de meurtres mais aussi d’amitié de solidarité. Certains vous reprochent d’idéaliser les relations intercommunautaires, les barrières qu’avait érigées l’ordre colonial n’étaient donc pas si étanches ?
Le système colonial n’était pas le seul à cloisonner. En islam une femme ne peut pas épouser un non musulman, ça limite la mixité…
Bien sûr, il y avait des lieux ghettoïsés, mais dans les milieux modestes ou pauvres, il y avait de nombreuses passerelles entre les communautés.
J’ai toujours vécu dans des quartiers mélangés. Mon père était syndicaliste, il défendait les ouvriers musulmans. Quand j’étais petit, j’entendais toujours le mot prud’homme que je ne comprenais pas et je croyais qu’il était avocat ! Ma mère, une femme juive, parlait arabe et n’avait de relations quasiment qu’avec les femmes arabes. Celles-ci l’enviaient, car elles la considéraient comme une femme plus libre, pouvant sortir sans rien demander à son mari, ou sans se faire accompagner par son fils.
Cette continuité multiculturelle, vous avez souhaité l’incarner en restant vivre au pays ?
Quand j’étais petit, des que je sortais de mon quartier, on m’appelait « gaouri », c’est-à-dire non musulman, étranger, alors je commençais à expliquer qu’on pouvait être algérien, sans être musulman ou arabe. 50 ans après, on ne peut pas dire que ça a beaucoup évolué ! Mais malgré tous les messages négatifs, durant la guerre puis après, comme par exemple le code de la nationalité adopté fin 1962, stipulant qu’il faut avoir un père et un grand-père musulmans pour l’obtenir automatiquement, (un tel Code ravirait Le Pen), mon père qui était un coriace n’a sans doute pas voulu s’avouer vaincu.
Votre père obtient donc la nationalité par décret ?
Il l’obtient mais d’autres Européens dont certains avaient été torturés par l’armée française ne l’obtiennent pas. Ceux-là aussi devront rejoindre la France… Sans parler de ceux qui se sentant humiliés, se sont refusés à en faire la demande, et sont aussi partis.
Vous faites un lien entre le nationalisme et l’islamisme ?
Le lien s’impose. Tous les deux ont instrumentalisé la religion. Et quand on fait appel à des populations rurales au nom du djihad, un jour ou l’autre, il faut bien payer l’addition. Le nationalisme a identifié le système colonial à la population non musulmane, ce qui était faux bien sûr, sans parler des Juifs là avant l’islam… Et l’islamisme aujourd’hui identifie tous ceux qui lui résistent à des apostats qui doivent périr ou partir : « Ils partiront comme les pied-noirs et nous resterons entre musulmans ».
De plus quand on explique aux gosses, à l’école, que les bombes ça permet de se libérer, on ne doit pas trop s’étonner que devenus grands, ils trouvent à leur tour la chose normale. Au-delà de l’histoire algéro-française de la colonisation et de sa fin, j’aimerais que mon film contribue au débat sur la violence. L’oppression la justifie-t-elle obligatoirement ? Et si elle peut la légitimer, l’affranchit-elle du devoir de se donner des limites ?
Pendant la terreur islamiste, presque tous les intellectuels et artistes assassinés, étaient mes amis, Djaout, Alloula, Belkhenchir, Asselah, et beaucoup d’autres. Etre fidèle à leur mémoire, c’est pour moi, me poser ces questions.
On savait que les Pieds-noirs et les Juifs avaient la nostalgie de leur pays perdu, on savait moins à quel point leur absence continuait de hanter les Algériens d’aujourd’hui. Tous vos personnages qu’ils s’en défendent ou pas semblent témoigner de cette amputation identitaire.
Durant mes repérages en mai 2005, dans un débat après mon film « Un Rêve algérien », à Alger, j’avais dit que les Européens avaient vécu leur départ comme un arrachement, une amputation. Et à la fin, une femme habillée en hijeb, était venue me voir en me disant : « J’espère que dans votre prochain film vous direz que pour nous , c’est pareil ! ». Je lui avais répondu, que c’était une phrase de mon scénario !
Et ceci se confirme quotidiennement quand des milliers de Juifs et de Pieds-noirs retournent dans leurs villes, et villages d’origines. Sans parler de ce qui se passe sur le Net, où pères et fils de toutes origines retissent ce qui s’est un jour cassé !
Comment la presse algérienne a-t-elle accueilli votre film ?
Presque tous les titres ont critiqué la censure dont mon film a fait l’objet. Et quand j’ai fait des séances privées, en Juin 2007, j’ai eu de bons articles. Ce n’est que récemment, sans doute en liaison avec la sortie du film en France, qu’on a assisté une sorte de levée de boucliers comme certains cercles du pouvoir savent en organiser. Sans parler du contenu du film, en disant même qu’elle n’a pas encore vu le film, la ministre de la culture, a considéré que je faisais l’éloge du colonialisme et que mon film était donc révisionniste. Elle est passé à l’acte et organise actuellement des projections avec des anciens combattants et des apparatchiks de la culture sans doute pour leur faire partager une mesure de censure.
Le passage de votre film sur l’assassinat de Cheikh Raymond (3) n’a pas dû plaire à la ministre de la culture qui aujourd’hui parle de « déjudaïser la culture ! » (4)…
Oui c’est ce qu’elle a annoncé à Ech Chourouq : « On travaille avec l’Espagne pour déjudaïser le patrimoine musical andalou » !
Quand on pense que la même Khalida Messaoudi, aujourd’hui Toumi, parlait de fascisme vert, il y a quelques années de cela en France, se disant menacée par les islamistes…
En France aussi commence à poindre une polémique, certains (dont des historiens) vous accusent d’attiser une guerre mémorielle…
Il n’y a pas de guerre mémorielle qu’entre les mémoires officielles des Etats, partis, associations… Mais que ce soit pour les massacres du 20 Aout 55 ou du 5 Juillet 62, ou d’autres faits vécus en commun, les récits des agresseurs ou des victimes, ne s’opposent pas mais se recoupent ou se complètent.
On vous accuse aussi de ne pas parler de la disproportion de la violence coloniale, des injustices des massacres…
Ce film n’a pas pour objet de faire l’histoire du colonialisme, ou de la guerre, ni l’inventaire des massacres de part et d’autre. Mais d’interroger la responsabilité spécifique du nationalisme dans cet échec qu’a été le départ d’Algérie, de plus d’un million de ses enfants, juifs et pied-noirs.
Sur le côté discriminant du colonialisme et sur la violence coloniale, j’ai fait d’autres films dans le passé, on peut s’y référer. (5)
Enfin, je pars du principe que les cinéastes de chaque pays, doivent inviter leurs propres compatriotes à se regarder et commencer par nettoyer devant leur propre porte. Les cinéastes français sont nombreux à l’avoir déjà fait. Les cinéastes algériens on a un sérieux retard à rattraper. Je suis algérien, je n’ai plus aucun gage à donner, et donc j’apporte ma pierre pour en finir avec cette mentalité victimaire qui tend à occulter le fait que les Algériens ont aussi été des acteurs de l’histoire, pas que des victimes.
Il y a dans votre film une figure lumineuse, celle de Kheïreddine, le jeune metteur en scène de théâtre qui monte les Justes de Camus. Il semble faire sienne cette quête identitaire.
Il n’a pas accepté de participer au film pour mes beaux yeux. La plongée dans la mémoire du plus vieux quartier d’Oran, était pour lui vitale. Il voulait se faire une idée par lui-même, en posant toutes les questions de sa génération à la génération de ses pères, voire grand-pères, même les plus dérangeantes. La jeunesse de mon pays en a assez des slogans, de la corruption, et du mensonge. Une partie d’entre elle rejette pour cette raison, le passé et l’histoire, dont le pouvoir a fait son monopole. Mais une autre, incarnée par ce jeune metteur en scène, veut savoir qui elle est, et d’où elle vient. A l’ère du numérique et d’internet, censurer l’histoire est désormais dérisoire !
Propos recueillis par Brigitte Stora
Notes :
1 l’insurrection déclenchée par l’ALN, le 20 août 1955 cible indistinctement la population européenne.
2 A Oran le 5 juillet, jour officiel de l’indépendance, 450 Européens sont massacrés.
3 Raymond Leyris, chanteur juif de musique andalouse est assassiné le 22 juin 1961 à Constantine
4 – quotidien arabophone Ech Chourouq , du 10 fev 08
5 – « Lisette Vincent, une femme algérienne », « Un Rêve algérien », « Algérie, mes Fantômes »…