CHRONIQUES ALGERIENNES, QUELQUES MOTS de l’AUTEUR

A peine arrivé sur le sol français, fin Juin 1993, et persuadé que le terrorisme islamiste allait prendre de l’ampleur (et de fait il dura 6 bonnes années dans sa forme extrême), je n’eus qu’une seule pensée : susciter de la solidarité avec toutes les forces anti-islamistes ciblées quotidiennement, et pour cela expliquer à la France et au monde, ce qui se déroulait en Algérie.

Surtout que loin de compatir avec ceux qui se réclamait de la démocratie, et avec les victimes de l’islamisme, les médias français et européens (en France, Le Monde, Libération, et le Nouvel Obs, notamment) avaient adopté le narratif des islamistes : c’était l’interruption du processus électoral qui avait déclenché leur violence, et l’armée en était la fautive. Ce qui factuellement était faux, puisque dès que le FIS fut agréé en 1989, il passa à l’offensive pour mettre KO la société algérienne en la terrorisant au quotidien, surtout les femmes et les intellectuels, et ce dès qu’il s’empara de presque toutes les Mairies d’Algérie, suite aux élections communales de Juin 1990.

Expliquer comment l’Algérie en était arrivée là devenait une priorité absolue. Les éditions Le Seuil acceptent notre projet de livre mais reculent honteusement lorsque nous apportons les textes. Je me dis alors qu’étant cinéaste, je dois faire un film. Ayant été très actif en Algérie dans le mouvement social et intellectuel, j’avais déjà beaucoup réfléchi aux phénomènes de totalitarisme et j’écrivis un scénario où à partir des dix dernières années je déroulais le processus qui avait fait émerger l’islamisme. Un producteur spécialisé dans le doc en est emballé. Mais très vite il doit déchanter : aucune TV n’en veut. Chrétien libanais, lui-même exilé, il n’a pas de mal à en deviner les raisons.

La situation empirant chaque jour en Algérie, mes meilleurs amis étant assassinés, il me faut faire coûte que coûte ce film. Ayant compris qu’aucune TV n’adoubera un autre narratif que celui en vogue, je décide filmer la résistance au quotidien des gens. Et si personne n’en voulait, j’irai alors seul filmer.
Un ami scénariste Jacques Gary vient d’ouvrir une boite de production. Mon projet l’enthousiasme et la seule TV qui l’accepte est Planète, la chaine documentaire de Canal +, ou pour être plus précis celui qui la dirige, Badinter, un parent à l’ex-ministre.

Il me faut une très petite caméra facilement dissimulable. Sony la prévoit pour le printemps 94. Justement le terrorisme a baissé d’intensité. Mais la caméra n’arrive sur le marché qu’au début Juin, au moment où il y a recrudescence de la terreur. Préférant ne pas filmer à Alger où je suis trop connu, un ami algérien vivant à Paris accepte d’y aller, et un autre ami originaire de Touggourt dans le grand sud se propose aussi de filmer le quotidien. Nous n’arriverons pas à nous coordonner et finalement très peu de leurs images entreront dans le montage final.

Je reste 3 semaines, alternant mes tournages entre Oran et Annaba, deux villes côtières distantes de 1000 km, où j’ai beaucoup d’amis et une partie de ma belle-famille. Je ne me déplace qu’en avion. Je n’achète les billets qu’au dernier moment, à l’aéroport même. Je suis persuadé que ma mobilité est ma meilleure sécurité et je me refuse donc à tous les effets de maquillage que mon producteur m’avait encouragé à prendre.

A chacune de mes arrivées dans ces deux villes, un attentat est commis. La peur règne, mais les personnes sollicitées acceptent d’être filmées à découvert et sans être floutée, à l’exception d’une personne. Sans doute parce qu’elles comprennent que les risques sont partagés aussi par moi…
N’ayant aucun contact avec mes deux amis, je décide de me rendre à Alger le 29 Juin pour filmer la manifestation prévue en hommage à Boudiaf, le chef d’Etat qui avait redonné de l’espoir aux Algériens, et qui avait été assassiné le 29 Juin 1992, alors qu’il lisait son discours, sur la scène du Palais de la Culture de Annaba. Beaucoup de mes amis sont là. Ayant appris mon départ en France, ils sont plus qu’étonnés de me voir, de plus avec une caméra. Avec des signes du doigt contre la tempe, ils me demandent si je ne suis pas fou.

Dès que le cortège démarre, 2 explosions. Des bombes dissimulées. Tout le monde court. Ambulances, hommes en civil l’arme au poing, investissent aussitôt l’espace. Rumeurs de morts. Finalement, il n’y aura eu que des blessés. Le cortège se reforme et plus uni que jamais l’on crie : ‘’Nous sommes tous des Boudiaf !‘’.

J’ai déjà près de 40 heures de rushes, mais chaque jour je recule mon départ. Je me trouve à Annaba, et un ami m’a proposé de m’amener à un endroit où ce sont les femmes qui cueillent les tomates. Il m’a donné rendez-vous un vendredi matin à la plage. Bonne idée je prendrai ainsi mon 1er bain.
Mais n’ayant pas dormi à cause de la chaleur et des moustiques, et l’ami qui m’héberge n’ayant pas de café (en pénurie à cette époque), je suis un peu dans le brouillard. En sortant du taxi, je prends le sac volumineux de plage, et je laisse celui, minuscule, posé sur le plancher, qui contient ma caméra, et que je n’arriverai pas à retrouver, malgré d’après recherches auprès de la compagnie de taxis.

Le tournage s’achève ainsi. Mon producteur est plus que ravi de me revoir indemne et, il est heureux de m’annoncer :
la caméra est à toi !
Merci Jacques, ça me soulage, car je l’ai perdue !

Les rushes en tous cas lui plaisent beaucoup et il est persuadé que les grandes chaines de TV accepteront à présent le film, fait d’images de la résistance au quotidien de femmes et d’hommes simples, dénuées de tout commentaire autre qu’informatif, et ce d’autant plus que Planète y consent. Chaque image est un scoop puisque plus aucune équipe de TV n’est envoyée en Algérie. Mais dans un bel ensemble, ces ‘’grandes’’ chaînes refusent toutes. Le film ne sera donc diffusé que par Planète.

Très demandé par de nombreuses associations solidaires du combat des démocrates, j’anime des débats dans toute la France.
A Genève, les islamistes se mobilisent, sans doute avec à leur tête celui que l’on ne connaissait pas encore, Tarik Ramadan. Evacués de la salle, l’un d’entre eux nous crie : on vous tuera tous !

PS :

A Oran, ma première visite fut pour Raja, la femme du dramaturge et ami Abdelkader Alloula, assassiné 3 mois plus tôt. On aurait dit que la mort planait encore sur tout l’immeuble.
Leur fille, Rihab, alors âgée de 12 ans, tint à nous lire son poème, intitulé, L’amour et l’espoir.
Cette séquence figure dans le film :

Il est mort notre cher Amour
Il est mort notre unique Espoir.
Tu étais un frère, un oncle, un tendre père, Ô Abdelkader.
Tu as laissé les orphelins attendre les habits neufs de la fête
Sans être là pour la leur souhaiter.
Oh, mon Père tu nous as laissé orphelins sans sourire.
Dieu t’a rappelé nul ne t’oubliera jamais jusqu’à ce que Justice soit faite.
Oh Dieu, laisse-nous entrer au Paradis et y voir notre Père.
Qu’on soit avec lui comme on l’était auparavant.
Il est parti. Il a laissé Oran dans la tourmente.
Il y a laissé les pauvres et la terreur qui continue.
Elle a tué les hommes de culture
Djilali Liabes, Mohamed Boudiaf, Tahar Djaout,
Djilali Belkhenchir, Mahfoud Boucebsi,
et Alloula Abdelkader, le lion d’Oran…

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