Adieux à Andreï Tarkovski – 6 Novembre 1994

Andreï Tarkovski

« Andrei Tarkovski fut transporté à la clinique Hartman de Neuilly le 16 décembre 1986. Il mourut dans la nuit du 28 au 29 décembre…….La femme d’Andrei Tarkovski, Larissa déclina l’offre faite par les autorités soviétiques de rapatrier le corps de son mari à Moscou et Andrei Tarkosvski fut inhumé au cimetière orthodoxe de Sainte Geneviève des Bois, près de Paris. » 

(dernières lignes du journal de Tarkovski qui s’achève le 15 décembre 1986).

Je finis de lire le Journal et le téléphone sonne. Lounes, un de mes amis a été assassiné hier, à Alger. Dimanche 6 Novembre 94, Paris.

La longue souffrance spirituelle et physique de Tarkovski panse la mienne et me plonge dans un monde d’une infinité de gris plus tendres et de noirs plus purs les uns que les autres où mes amis continueraient leur labeur quotidien sans remarquer l’agitation carnavalesque de couleurs plus vaines et inconsistantes les unes que les autres derrière lesquelles se masquent leurs assassins.

Bien qu’ayant étudié dans le même Institut de cinéma, le VGIK de Moscou, de 1970 à 1975, quinze ans plus tard, je n’ai jamais connu Tarkovski.

Pourtant j’aimerais vous en parler en évoquant quelques instants quelques lieux, quelques personnes, quelques atmosphères qui me le rendirent plus proche qu’une âme soeur.

Ma première rencontre, celle qui scelle à jamais, eut lieu fin 1966 ou alors début 1967. Je venais d’avoir mon Bac, je voulais faire du cinéma, j’avais quitté Alger traumatisé par le coup d’état militaire de 1965, les arrestations et les tortures d’amis. Je me trouvai à Paris, perdu et meurtri et j’allais voir  « Andrei Roublev » dès le premier jour de sa sortie, sans comprendre comment censuré à Moscou, il pouvait passer à Paris. Ce fut de l’ordre de la révélation  (avec un petit et un grand R), j’en ressortis pansé, réconcilié et pour toujours reconnaissant à son auteur.

Il en fut ainsi pour tous les films suivants, comme si l’un était la suite de l’autre, différant juste par l’émancipation progressive du concret matériel et historique de l’environnement, allant vers toujours plus de spiritualité, du Ballon d' »Andreï Roublev » jusqu’à la Bougie de « Nostalgia » puis l’Arbre du « Sacrifice ».

Aller voir un film de Tarkovski c’était avoir l’assurance, dès les premières secondes d’entrer dans un monde gratifiant où l’homme pouvait s’égaler à l’Univers, être en communion avec une temporalité où de l’Histoire au Végétal puis au Cosmos, l’on avait l’impression d’être doté d’une puissance toujours plus illimitée, bien que jamais extra-humaine.

Notre petitesse s’y dissolvait rapidement et longtemps après les dernières images, l’on se sentait immensément profond.

Je vis « Le Miroir » et « Solaris » à la « Maison des cinéastes », siège de cette Union dont presque tous les cinéastes étaient membres, qui donnaient à ses responsables le droit de se faire leur intermédiaire, plus que leur porte parole, vis à vis du Goskino, véritable Ministère du Cinéma, distinct du Ministère de la Culture, lui-même simple courroie de transmission du Pouvoir central, lesquels considéraient que l’Union devait surtout servir en échange des avantages corporatistes qu’elle procurait à ses adhérents, à leur faire la morale, à leur dire ce qui était bien et ce qui était mal.

Pour Tarkovski, la plus grande salle de cette « Maison des Cinéastes » d’au moins mille places était prise d’assaut à un point tel que pour « Le Miroir » me semble-t-il, les organisateurs durent consentir à une seconde projection, juste après la première.

La fébrilité avant la projection et l’illumination tranquille après, comment pourrais-je vous les décrire !?

Il faut dire que le public était très composite. Lorsqu’une projection d’un film d’un réalisateur important soviétique ou étranger se décidait – jamais très longtemps à l’avance, presque toujours au dernier moment – et que l’on imprimait les invitations, se mettait alors en branle une agitation angoissée comme si la fin du monde avait été annoncée. En quelques heures d’immenses réseaux amicaux, familiaux, professionnels, inter-professionnels, extra-professionnels,extra-extra-professionnels, sans parler de ceux des bureaucrates et des gardiens de temple, se connectaient disjonctaient, se reconnectaient dans l’attente du Billet. 

Un immense dépit ou une euphorie mal dissimulée, selon les cas, concluait toujours cette attente. 

Nous les étudiants étions généralement la dernière « roue de la charrette » et en voulions d’autant à au moins la moitié de ceux que nous considérions comme des usurpateurs venus soit pour se vanter, soit pour « casser du sucre ». Exception faite justement de ces deux films de Tarkovski, pour lesquels nous, étudiants de mise en scène, n’eûmes pas à nous battre pour Le Billet…  Ce qui était une manière d’exclure l’ensemble des étudiants de l’Institut où c’était la coutume de présenter chaque nouveau film soviétique de valeur.

Sans doute, « Solaris » et « Le Miroir » furent-ils jugés anti-pédagogiques.

Je n’eus donc jamais le plaisir de voir un film de Tarkovski dans cette grande salle de l’Institut qui pouvait contenir au moins 800 étudiants et qui se trouvait tout à fait en haut, au quatrième étage.

Pourtant nul autre film ne pouvait être plus digne du rite sacro-saint sans lequel aucun film ne pouvait s’y voir…

Imaginez une salle bondée, chahutante. Quelques minutes après l’heure dite, arrivait le responsable de la filmathèque, un petit bonhomme ventru à la silhouette hitchcockienne. Il parcourait la salle par l’allée centrale, de l’arrière vers l’écran, puis se retournait, levait la main droite et traçait du doigt un signe proprement cabalistique, inimitable, accompagné d’une étrange mimique de sa fossette facétieuse.

Nous retenions notre souffle, la lumière disparaissait, et le rayon magique trouait l’espace comme il l’avait déjà fait des milliers de fois pour hypnotiser les générations précédentes.

Générations successives d’étudiants car les professeurs, eux, n’avaient presque pas changé. Dès mon arrivée à l’Institut, l’auteur du fameux « Effet » de montage des années 20, Lev Koulechov mourut. Sa femme, l’actrice Khoklova, continuait d’assurer ses conversations aux étudiants d’art dramatique, malgré les redoutables trois étages qu’elle devait quotidiennement escalader avec foi et conviction.

Quand chaque matin la deuxième porte d’entrée massive se refermait derrière nous, nous protégeant enfin des rigueurs hivernales et nous apportant de l’intérieur de l’Institut sa chaleur et son réconfort ; nous nous retrouvions régulièrement face à de grandes photos de profs, entourées du noir fatidique et accompagnées de fleurs.

Mon prof. qui fut aussi celui de Tarkovski, Mikhaïl Ilitch Romm, fut parmi les premiers. Il mourut au tout début de la seconde année, le 1er novembre 1971.

Ce fut pour nous un grand malheur, d’autant que son premier assistant Monsieur Foss venait juste de succomber lui aussi à un infarctus et que nous restâmes avec sa deuxième assistante, Madame Jigalko, d’une remarquable suffisance.

Il avait été le prof des meilleurs cinéastes des nouvelles générations après la déstalinisation, Konchalovski et Choukchine pour ne parler que d’eux. Il avait une grande tendresse pour ses élèves, passés et présents, qu’il choisissait toujours lui-même. 

Ses premières paroles furent pour dire qu’il ne voulait pas faire de nous      « 18 Romm ». Sa capacité à ne pas réagir négativement à nos folles idées d’étudiants, son humour, son ouverture d’esprit créèrent d’emblée une atmosphère créative et coopérative exceptionnelle dans notre atelier, que Madame Jigalko sut détruire en quelques mois. 

Les étudiants d’autres Ateliers de mise en scène nous enviaient notre « Maître ».

Tous les profs de mise en scène avaient une sorte de cour quand ils se déplaçaient dans l’Institut. Autour du « Maître », ses assistants, des administratifs, et je ne sais qui encore. Mais dès qu’il entrait dans l’Atelier, Romm reprenait sa liberté pour nous l’offrir aussitôt. Ce qui n’était pas le cas des autres et surtout pas de Guérassimov par exemple, de la même génération mais d’une santé de fer, qui dirigeait la chaire de mise en scène, plein de morgue et de bornes.

Mais Romm n’était pas n’importe qui.

 A plus de cinquante ans, à cette époque où il enseigne à Tarkovski, il estime nécessaire d’arrêter de tourner, de remettre en cause sa maîtrise et ce qu’il avait cru être des « lois » dramaturgiques. Quand il se remet à travailler dix ans plus tard, il fait l’admirable « Neuf jours d’une année » qui marque toutes les nouvelles générations de cinéastes, par son style ouvert, décrassé, interrogateur, vibrant d’humanisme. 

Trente ans avant Tchernobyl, il abordait le danger de la contamination radio-active et mettait l’homme face à des responsabilités cosmiques. Profondes furent probablement les traces de ce film chez Tarkovski.

Le film suivant, « Fascisme ordinaire » poursuivit sa recherche de modernité fraternelle et d’humanisme puisqu’au-delà du nazisme, il décapa avec sa propre voix et un humour débridé les fondements de tout totalitarisme.

Il est vrai qu’après la courageuse dénonciation du culte stalinien par Khroutchev entre 56 et 59 et le dégel qui s’ensuivit, l’art et surtout le cinéma bénéficièrent d’une sorte de période de grâce.

Le système centralisé n’ayant pas été remis en cause, reprit cependant peu à peu ses droits, c’est à dire ses torts. Notamment dans la décennie brejnévienne, de 75 à 85, celle où l’on fit tant souffrir Tarkovski, au point où lui, le plus profondément russe des réalisateurs soviétiques, dut quitter son pays et ne plus même le revoir.

Bien en pris à Romm de mourir avant…D’autant que depuis sa propre renaissance et son « Fascisme Ordinaire », il faisait lui aussi partie de ceux dont « il fallait » se méfier, véritable « renégat » pour beaucoup de sa génération.

A peine terminée la lecture du « Journal » de Tarkovski et me souvenant de ces projections cultes de la Maison des Cinéastes que j’évoquai plus haut, je me représentai la rage de ses persécuteurs qui allèrent jusqu’à le priver, durant plus de 3 ans de son enfant.

Qu’il devait leur être insupportable, après la jouissance icarienne d’apesanteur à laquelle nul spectateur des Films de Tarkovski ne pouvait résister, de retrouver brutalement leur densité bureaucratique !

Comment après avoir été subjugués à leur insu, ne se seraient-ils pas employés méthodiquement à convertir en son contraire l’immense énergie créatrice que chaque Film communiquait à tout spectateur sans exception ?

Sans parler du désaveu cinglant qu’infligeaient à leurs mesquineries – qui consistaient à limiter le nombre des copies et des salles – les innombrables admirateurs de Tarkovski que n’effrayaient, ni l’éloignement des salles choisies avec sadisme dans l’extrême périphérie des grandes villes, ni les queues impressionnantes par grand froid !

Sans parler de cette extraordinaire fourmilière qui ne cessait jamais d’être en activité, constituée de milliers de salles dont chaque entreprise, quasiment, était dotée et qui permettaient à des millions d’amoureux du cinéma d’auteur de découvrir tous ces films, soviétiques ou étrangers, jugés trop « difficiles » pour être commercialisés par la distribution officielle !

Le 29 Décembre, j’irai me recueillir sur la tombe d’Andrei, qu’il me permette de l’appeler ainsi, comme si j’allais vers toutes les tombes de mes amis, écrivains, dramaturges, médecins, journalistes, universitaires assassinés par le fascisme religieux, comme si j’allais vers celle de mon ami le poète Tahar Djaout, qui en ce merveilleux endroit d’Azzefoun, en cet été 1988, avait partagé mon admiration pour le « Miroir » qu’il venait de découvrir probablement grâce aux difficultés d’un programmateur n’arrivant pas à boucler sa grille estivale et mon indignation suscitée par les propos injurieux d’un chroniqueur télé qui faisait dans le dandysme.

Par un curieux hasard, un parent venait de m’offrir le dernier livre de Bergman, « La Lanterne Magique » où il faisait son fameux éloge de Tarkovski qui, disait-il, avait réussi à faire ce dont lui n’avait jamais pu que rêver, et c’est par cet éloge que je commençai à écrire ma réponse-pamphlet au journaliste-dandy, sur ces bords sauvages de la Méditerranée qui ont inspiré toute la poésie et les romans de Tahar Djaout.

Après son assassinat en Juin 1993, j’écrivis un article dont le titre ne fût pas accepté : L’Evangile selon « Saint Tahar ». J’y évoquai une page bouleversante de son roman « L’Inventeur de Désert », où enfant, il assiste à la naissance du Monde, juste par la grâce et le miracle du battement des ailes d’une mouette, son oiseau fétiche.

Puisse l’avenir me donner la possibilité de faire un Film qui aurait ce titre là et où Andreï et Tahar (qui signifie en arabe « le Pur ») parleraient, sous l’ombre d’un pin, de Beauté et Laideur, sans doute aussi de Dieu, même si Tahar qui avait participé à la construction de la petite mosquée de son village kabyle perché sur la colline, portait sans ostentation mais dignement son athéisme.

Andreï, salut !

Paris le 6 Novembre 1994 
Jean-Pierre Lledo
Réalisateur algérien

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